Hypermondes (3)
Les 18e Imaginales, festival des mondes imaginaires, se tiennent à Épinal. En attendant Nadeau en fait le compte-rendu. Deuxième volet de notre reportage avec notamment une table ronde autour des éditions La Volte, qui viennent de publier le nouveau roman d’Alain Damasio.
Fin de journée placée sous le signe de la fin du monde qui se profile, des villes idéales et du joyeux bordel efficace des éditions La Volte, qui développent collectivement une science-fiction travaillant les idées, le langage et les angles morts où s’embusquer pour inventer le futur.
« Je pose les limites et elles sont aussitôt explosées »
Mathias Echenay explique « Les éditions La Volte, comment ça marche ? » en une petite heure de discussion chaleureuse et décousue par de nombreuses interventions de la salle, notamment des auteurs voltés. La maison d’édition a été créée en 2004 pour publier La horde du contrevent d’Alain Damasio. Le nom vient de son roman précédent, La zone du dehors. La référence, lors de cette création, était un peu la collection Présence du futur des années 1990, qui accueillait beaucoup d’auteurs francophones s’attachant autant à l’histoire qu’aux idées et à la forme. Pendant dix ans, Mathias Echenay a évité le mot « science-fiction », parce que, « dès qu’on le prononce, on se prend des murs : les regards se voilent, les cerveaux se ferment », mais depuis cinq ans il assume. La Volte publie de la littérature qu’on peut définir en trois termes : les « interstices » d’une littérature qui creuse dans les coins pas explorés, le « langage » comme principe actif, et les « idées » d’une science-fiction politique, qui porte une vision critique de la société, mais pas seulement.
Avec La zone du dehors (dans une autre maison d’édition) et La horde du contrevent, Mathias Echenay a « fait des choses dont personne ne voulait ». Les textes de science-fiction de Doris Lessing édités par La Volte, dont, malgré son Prix Nobel de Littérature, certains n’avaient jamais été traduits, sont d’autres livres dont personne ne voulait. En quinze ans, la maison d’édition a publié 70 livres.
La Volte fonctionne de manière artisanale, tout en évitant le bricolage, dans une structure souple, évolutive, adaptable – d’ailleurs, Mathias Echenay dit tout le temps « on » bien plus que « je ».
Alain Damasio, Stéphane Beauverger, Léo Henry, Sabrina Calvo ont collaboré autour du jeu vidéo. Le collectif Zanzibar est un groupement d’écrivains voltés inexactement défini : certains participants ne veulent pas être cités, d’autres usent de faux noms, des morts et des auteurs qui n’en font pas partie sont inclus. « Courant hétérodoxe », mouvement fluctuant, ils se retrouvent dans la volonté d’utiliser la science-fiction – en insistant sur l’aspect « fiction » – pour casser les mythes qu’on nous impose : le transhumanisme ou l’omniprésence des GAFAM. « Ils s’alimentent les uns les autres ».
« Je pose les limites et elles sont aussitôt explosées » assure Mathias Echenay, personnage flaubertien étendu dans son fauteuil Louis-Philippe. « Je dis qu’on ne fera jamais un truc, comme les recueils de nouvelles, et on en fait plein, voilà comment fonctionne le collectif éditorial La Volte ». « Tartuffe ! » proteste Sabrina Calvo depuis la salle.
Mathias Echenay avoue ne pas lire les manuscrits qu’on lui envoie : « On avait un truc partagé sur Asana, mais j’ai perdu les codes ». « Feignant ! » crie la salle (du côté de Sabrina Calvo). Du temps où La Volte recevait des manuscrits papier, un jour ils furent étalés dans le jardin de l’éditeur et, quand son chat s’arrêtait sur un manuscrit, il était lu. Sinon, non.
La sortie des Furtifs a été l’occasion pour le groupe de réfléchir à ses valeurs. C’est la raison pour laquelle La Volte a récemment quitté les réseaux sociaux des GAFAM, mais on peut la retrouver sur Mastodon.
Mathias Echenay pose quelques principes forts : il peut suggérer des choses sur les manuscrits, mais la décision finale appartient à l’auteur. Alain Damasio a ainsi réécrit la fin des Furtifs cinq jours avant l’impression. Et il est persuadé que les livres qu’« on » publie sont importants.
« Les êtres humains sont comme des lapins
qui courent vers le bord de la falaise »
«Après l’apocalypse, vivre encore ? » À cette question, Stéphane Servant en ajoute une autre : qu’est-ce qui fait qu’on reste ensemble quand tout s’est effondré ? Il rejoint un point de vue largement partagé pendant ces deux jours d’Imaginales : « les sociétés occidentales capitalistes pourvoient à tous nos besoins pourvu qu’on baisse la tête, même si on sait qu’il y a le mur au bout ».
Une jeune femme se met à parler dans une langue très bizarre. Son voisin traduit : « Les êtres humains sont comme des lapins qui courent vers le bord de la falaise, et qui continuent à courir alors qu’ils sont déjà au-dessus du vide ». Elle enfonce le clou : « On vit une époque maudite ». On comprend qu’elle est islandaise et qu’elle s’appelle Hildur Knútsdóttir.
Le personnage principal sans nom de Camille Leboulanger se réveille dans la boue : « Le premier chapitre s’appelle « La Boue » ».
Jean-Pierre Andrevon rappelle que s’interroger sur les successeurs de l’humanité est un des plus vieux thèmes de la SF, mais qu’il faudrait des millions d’années pour que l’Homme se transforme en autre chose. « Seuls les insectes resteront sans doute ».
Camille Leboulanger : « Je ne me suis pas posé la question [de nos successeurs], parce que ce n’est pas la question. On ne peut plus jouer à se faire peur. Il faudrait que la planète supporte encore la vie ».
Le mot de la fin est laissé à Hildur Knútsdóttir. Son voisin traduit : « Merci d’être venus nous écouter ».
« Oh là là, ça rigole pas ! »
Cri du cœur d’un spectateur devant une démonstration de combat médiéval – il y en a de nombreux autour des chapiteaux des Imaginales. Parfois, on entend des cris – Deux chevaliers en armure se tapent dessus avec des haches, sans doute émoussées mais pourtant bien en métal. Le combat est réaliste : au bout de quelques minutes, les combattants sont rouges et essoufflés. Celui qui a laissé tomber sa hache ne peut pas la ramasser. Ils se finissent à coups de gantelets.
« Quand on vous pose la question brut de fonderie, on ne sait pas »
Les participants à « D’hier ou de demain » : villes imaginaires sont invités à décrire leur cité idéale. Pierre Bordage la voit végétale, comme a pu l’imaginer Luc Schuiten, sans transports en commun, où on pourrait se déplacer à pied, avec des tours à la Le Corbusier. Mais il se reprend un peu plus tard : « En fait, je n’aime pas les tours de Le Corbusier. Je préfère une ville horizontale ».
Nicolas Deboutot souligne que le projet que l’architecte avait fait pour Saint-Dié, pas loin d’Épinal, est fascinant mais aussi inquiétant.
Venise est la ville préférée d’Armel Gaume, également illustrateur. Il en aime les pavages, les textures, les strates, l’aspect de palimpseste, le manque de rationalité – il n’y a que quatre ponts sur le Grand Canal – qui oblige aux détours. Après L’Homme qui voulut être roi, il prépare un livre sur Lovecraft à la rentrée, où il dessinera « un cadre pour une histoire née dans la tête de quelqu’un d’autre ».
Avec une intensité étonnante, Laurent Gapaillard, illustrateur dont l’exposition « Au Pays des sept nervures » est visible à la Bibliothèque multimédia intercommunale et sur le site des Imaginales, estime que la ville idéale est un mélange de vie pratique et d’imaginaire. « Quand on vous pose la question brut de fonderie, on ne sait pas. C’est quand Notre-Dame brûle qu’on se rend compte que c’est un fantasme urbain, un symbole. C’est dans la perte qu’on prend conscience de l’idéal ». Pour lui, la ville est « un accélérateur de possibilités », une accumulation de « stratifications extraordinaires », de « bouillonnements », une « brainstormville ».
« La ville étant antinaturelle par excellence », Laurent Gapaillard a voulu imaginer des cités naturelles inspirées de formes biologiques ou géologiques, des villes islamiques où des minarets jaillissent de géodes.
Ses proliférations foisonnantes en noir et blanc dessinent des agglomérations étranges, quasi englouties par des feuilles gigantesques, ou immenses et autorépliquées, des villes-mondes qui seraient des êtres vivants, capables de s’étendre naturellement. Des rêves sauvages et vertigineux, aussi.