« Nous ne voyageons pas pour le plaisir de voyager, que je sache ; nous sommes cons mais pas à ce point. » La sentence est tirée de Mercier et Camier, mais Beckett l’attribue à un autre personnage que ses deux voyageurs. Christian Garcin et Tanguy Viel sont loin d’être cons et Travelling, livre écrit à deux sinon à quatre mains, mène le lecteur de Marseille au cœur de l’Europe, en passant par New York, Shanghai et la Sibérie. Sans avion.
Christian Garcin et Tanguy Viel, Travelling. Un tour du monde sans avion. JC Lattès, 288 p., 18,90 €
Le sous-titre du livre est important. Ce tour du monde prend tout son sens à se dérouler dans la lenteur et dans l’appréhension de l’espace. L’un des auteurs (nous ne les distinguerons guère, de façon volontaire) note la différence entre les deux modes du voyage, aérien et terrestre : « le temps mis à parcourir les distances est pleinement mesuré, la géographie objective reprend ses droits, mais l’écart subjectif entre les lieux, lui, est comme aboli, puisque tout, finalement, se touche et peut se rejoindre en parcourant un mètre après l’autre ». Les durées prennent sens, les perceptions sont avivées, on le verra. Le livre se fait travelling, participe présent et nom : c’est en cours, et on suit le mouvement des yeux.
Mais commençons par définir ce livre et dire ce qu’il n’est pas. Ce n’est pas le récit pittoresque d’une traversée du monde, pas un guide ni un recueil d’anecdotes comme on peut en constituer quand on se trouve en un lieu étranger. Garcin et Viel s’épargnent deux écueils, « la posture de l’aventurier et l’ironie ». Si Christian Garcin est plutôt un voyageur, Tanguy Viel ne l’est pas. Sans doute se sent-il plus proche que son ami de Gilles Deleuze pour qui les intensités étaient immobiles, liées à la lecture et à la musique, perçues comme « terres étrangères ». La « panoplie » que Viel proposait dans le dernier numéro de Décapage présentait sa bibliothèque des bords de Loire et l’on comprenait qu’il s’y sentait bien. On pourrait donc voir un compromis entre les deux écrivains dans le choix du premier moyen de transport, un porte-conteneur qui navigue de France à la côte est des États-Unis.
Le navire impose ses règles et qui a lu Je m’en vais sait que se donner un emploi du temps évite de s’ennuyer (surtout le dimanche dans le cercle arctique). Chaque activité prend du relief, au point que l’on peut compter aussi bien le nombre de fuseaux horaires traversés que celui des pages lues ou celui des kilomètres effectués à vélo dans la salle de sport. Les deux auteurs parlent de rythme monastique. En filant vers l’ouest, ils imaginent aussi une autre durée : des jours de 25 heures ou un mois de février de 14 jours. Dans une nouvelle tirée de La synagogue des iconoclastes, Juan Rodolfo Wilcock proposait une contraction semblable du temps : elle permettait à un penseur de terminer son œuvre sans se soucier des ans qui passaient. Je conseille la technique (et le livre si on le trouve).
Dans un chapitre consacré au mot « mer », Tanguy Viel évoque sa teneur en poésie. Il suffit de glisser ce mot dans un titre ou dans une phrase pour que, tout à coup, il prenne du relief, ait un pouvoir suggestif que d’autres mots n’ont pas. On pourrait aussi s’arrêter sur l’expression « rade foraine ». J’y renvoie le lecteur.
L’appréhension de l’espace se modifie sur terre et avec New York surgit la verticalité. On la connaît depuis Voyage au bout de la nuit, les textes de Sartre ou L’Amérique de Kafka. Les deux écrivains s’y réfèrent, de façon différente : l’un retient l’épée remplaçant le flambeau de la Statue de la Liberté, l’autre la lumière qui se dégage de cette statue. Le nom de New York incite à la rêverie, comme son statut de ville-pays, que la cité partage avec Naples ou Marseille.
De la traversée des États-Unis, on retiendra ce que les auteurs disent du monde amérindien, et notamment ce beau poème des noms qui sont égrenés pages 108 à 110. Ce poème suit une réflexion très forte : « Quand on commence à traverser l’Amérique, il est difficile de ne pas voir surgir, comme une ombre vaporeuse qui voilerait le soleil, le grand fantôme indien de tous ceux-là qui ne nous entendirent pas nommer chaque roche et chaque sente et chaque étang et leur faire plus de place dans leurs langues que nous dans les nôtres, ayant su nouer ensemble, comme personne après eux peut-être, langage et paysage. » Citant en épigraphe Fantômes à Calcutta, de Sébastien Ortiz, les écrivains parlent d’indice de spectralité. On peut conserver ce concept pour le monde entier, et par exemple la dernière étape du voyage, à Birkenau.
Mais attachons-nous d’abord à l’autre espace qui s’offre aux voyageurs après l’immensité américaine : « Le Japon est un pays immense, froissé, replié sur lui-même », écrit Christian Garcin. Celui-ci montre quel tort la télévision, qu’il regardait enfant, a pu faire à ce pays, enfermé dans un cliché, « entre tradition et modernité ». Rien de plus divers que le Japon, rien de plus singulier. Et parmi les figures de style permettant de le décrire, l’hypallage, qui déplace une épithète sur le nom voisin de celui qui lui aurait été logiquement attribué, décrit la « confusion des sens » et par exemple la « tristesse métallique des pachinkos » ou « les maisons silencieuses de Nakano ». Pour le dire autrement, le Japon est ainsi : « il fabrique ses intensités par touches et ravissements soudains ». À rebours de bien des lieux communs, ce serait le pays le moins pressé qui soit.
Immensité, proximité, gravité : ce sont les catégories qui se succèdent. Les deux voyageurs l’éprouvent notamment à Shanghai, ville insaisissable parce que mobile et contradictoire : « Ce voyage n’est pas en soi une ode à la lenteur mais peut-être à son corollaire, la gravité : en ne prenant pas l’avion, il s’avère que chaque mètre s’arpente de tout son poids, chaque parcelle d’eau ou de terre ferme se “réalise” et tombe lourdement dans l’escarcelle du vécu ». Façon de comprendre la Chine, dirait-on.
Profondeur : c’est sans doute le maitre mot en Sibérie. Christian Garcin est familier de ces trains qui roulent à travers les forêts. Il connait les villages, la « Russie profonde », autre cliché, en apparence, à moins de décliner le sens de l’adjectif : « la profondeur ne tolère pas le confort urbain ni les aires surpeuplées. Il n’y faut pas d’infrastructures de verre ni de béton, à peine quelques postes à essence sur de la terre battue. Il faut qu’il y règne le calme et le silence, peut-être même l’ennui ». Pour y parvenir, il faut « descendre » et le verbe vaut pour toute la Russie qu’on descend « par paliers » comme pour le lac Baïkal. On peut simuler la plongée jusqu’à – 1 650 m.
Jusque-là, on songeait au Tour du monde en quatre-vingts jours, même si Verne privilégie vitesse et performance quand Garcin et Viel préfèrent la lenteur. La Russie rappelle Vingt mille lieues sous les mers, ou Voyage au centre de la terre.
Le périple s’achève en Europe, celle des zones commerciales, des rues marchandes qui se ressemblent, villes traversées en car, et atteint soudain le « cœur du réacteur », à Birkenau. Une fin qui sonne douloureusement mais sans effet, sans pathos : « Notre histoire […] nous demande seulement de garder une réserve d’ombre et de ne jamais préjuger du caractère acquis de la lumière ». Le dernier mot est « photosynthèse ». Il est justifié dès le titre : « Ne pas prendre l’avion aura aussi créé cela, un abandon quasi végétal à l’espace, tissant avec le sol une sorte de lien organique et comme de pure matière, dont notre esprit lui-même, si souvent, a eu l’air de naître et de procéder. »