Il nous vient d’Albanie un nouvel ouvrage d’Ylljet Aliçka qui porte un titre affreusement ironique : La valse du bonheur. L’auteur s’inspire d’une histoire vraie qui se déroula à Tirana, en 1985. Une famille de six personnes, deux frères et quatre sœurs, réussit à abuser le garde en faction et à pénétrer dans l’ambassade d’Italie pour demander l’asile politique.
Ylljet Aliçka, La valse du bonheur. Trad. de l’albanais par Michel Aubry. Préface d’Ismaïl Kadaré. L’Esprit du temps, 191 p., 15,90 €
Ils pensaient naïvement qu’au bout de quelques jours l’affaire serait réglée, et ils se voyaient déjà à Rome. C’était compter sans la dureté de l’implacable régime stalinien d’Enver Hoxha qui considérait ses citoyens comme des êtres entièrement assujettis à l’État. Ainsi, ils durent vivre cinq ans dans les sous-sols de l’ambassade qui fut encerclée par la police. Le personnel italien – y compris l’ambassadeur – subit, de son côté, d’incessantes brimades et humiliations de la part des autorités albanaises. Celles-ci craignaient, évidemment, d’ouvrir une brèche dans la « forteresse assiégée » que leur vision obsidionale avait forgée. Elles ne se doutaient pas de ce qui les attendait…Ylljet Aliçka est l’auteur des Slogans de pierre qui évoquait d’une manière tragicomique l’obligation d’écrire sur le flanc des collines des phrases à la gloire du régime et de Hoxha, à l’aide de pierres blanchies. Un film en fut tiré, mis en scène par Gjergi Xhuvani, qui obtint un prix à Cannes.
Aliçka suit d’assez près le calvaire des Popa – qu’il appelle Tota – tout en fournissant au lecteur nombre de traits ubuesques bien caractéristiques de l’une des dictatures les plus cruelles de la planète. L’auteur fait coïncider l’entrée de la famille dans l’ambassade avec la mort du dictateur. L’heure est grave : le peuple se doit d’être en larmes, et la police secrète évalue la sincérité des sanglots. Les responsables des administrations et des entreprises rivalisent de chagrin, ce qui n’est pas aisé. Quant aux femmes, elles peuvent avoir recours à l’évanouissement. Les insincères seront bien punis : ils ne pourront assister aux funérailles du « guide ». Ainsi, l’un des frères Tota, Vangel, essuie l’appréciation cinglante : « des larmes hypocrites et un manque de passion dans l’expression de la douleur ».
La famille Tota est « déclassée », sa « biographie » portant une lourde faute : le père, qui fit des études de pharmacie en Italie, vendit pendant la guerre des médicaments aux soldats italiens blessés, ce qui lui valut de mourir en prison sous le régime de Hoxha. Cela explique pourquoi les enfants de ce pharmacien sont restés célibataires puisque s’unir à une famille de parias signifiait que l’on était hostile au régime socialiste. Ainsi, un jeune ingénieur attiré par la belle Irena Tota se retrouva dans une centrale électrique lointaine pour « faiblesse dans la lutte des classes ». On aurait bien tort de considérer cette utilisation systématique de la langue de bois comme une charge contre le régime car elle constituait un code général culpabilisateur pratiqué à tout propos.
C’est Simon, le cadet, débardeur parce qu’il n’a pas été autorisé à faire des études – et tenu pour « un agent occidental non-démasqué » – qui a l’idée de faire passer par ruse à toute la famille le seuil de l’ambassade italienne. « Revêtus de leurs plus beaux habits qui sentaient la naphtaline », ils parlent italien pour faire illusion et passent la grille. Le garde albanais, conscient d’avoir été dupé, tente d’entrer le pistolet à la main dans l’ambassade, puis essaie de retourner l’arme contre lui car il connaît le sort qui l’attend. L’ambassade est cernée par 600 policiers et un système d’écoute mis en place. Comme les feuilles gênent la réception, on empoisonne tous les arbres de la rue… Des haut-parleurs diffusent une musique funèbre puis la voix virile d’un speaker déclare que les Tota sont des agents de l’étranger impliqués dans des actions criminelles contre l’État albanais. Le gouvernement aurait pu donner l’assaut à l’ambassade italienne mais un fait cocasse l’a peut-être retenu : les Italiens louaient leurs locaux… aux États-Unis qui possédaient ce terrain avant-guerre ! Des manifestations « spontanées » s’organisent devant l’ambassade qui reçoit des courriers menaçants rappelant le passé fasciste des « Ritals » que les partisans albanais avaient su rejeter à la mer. Les « vétérans » affirment ne pas lâcher pied mais se rembrunissent quand ils apprennent que le cardinal Mindszenty est resté quinze ans dans l’ambassade américaine de Budapest car ils songent à leurs rhumatismes ! En Albanie, la « responsabilité élargie » était de mise, en cas de délit. Ainsi toute la famille payait pour la faute d’un seul. Le pouvoir exige alors l’arrestation de cousins, même éloignés, de la famille Tota. Comme il n’en existe pas, on arrête une famille au nom proche : les Popa ! Ils habitent « la ville de N », ce qui est une allusion à la ville anonyme qui revient souvent dans l’œuvre d’Ismaïl Kadaré.
Ainsi Ylljet Aliçka égrène-t-il les aberrations d’un régime dans lequel l’inhumain rivalise avec le grotesque. Les Tota, qui se croyaient sauvés, comprennent qu’en dépit des efforts de l’ambassadeur italien, Ramiz Alia, le successeur de Hoxha, pâle second couteau du régime qui n’osa rien changer, ne transige pas. Les années passent… et les Tota dépérissent, forcés d’avoir recours aux antidépresseurs. Un temps, ils songent à faire une grève de la faim. Seul un début d’idylle se noue entre Ileana et un beau policier italien, ce que ne supporte pas Simon qui reproche à sa sœur de « faire des guiliguilis avec les Ritals ».
C’est un événement historique qui libère les Tota : la statue d’Enver Hoxha est mise à bas en février 1991 et le gouvernement doit faire des concessions. À ceci près que les Tota, se considérant sur le sol italien, refusent de remplir le moindre formulaire albanais ! L’affaire se dénoue du côté de Tirana grâce à la promesse d’une aide économique et à la visite historique de Pérez de Cuellar, secrétaire général de l’ONU, qui assure la protection de la famille.
Entretemps, l’ambassadeur d’Italie est mort, épuisé, un mois après la fin de ses fonctions. Son remplaçant, qui voit partir avec soulagement les Tota, est loin de se douter de ce qui l’attend : la ruée de centaines d’Albanais vers les ambassades va commencer ! Même le sculpteur de la tête de la statue d’Enver Hoxha qui a été déboulonnée demande l’asile car il ne veut pas, à la demande du pouvoir, en façonner une nouvelle, et préfère s’expatrier (fait authentique).
Les Tota, qui sont devenus les pionniers de l’exil, s’attendent à être reçus comme des célébrités. Ils se retrouvent dans un camp de réfugiés, en compagnie d’Africains, puis, dans la banlieue de Rome, dans un HLM où ils se font injurier par les voisins. Le rêve capitaliste s’effondre vite et la tragédie continue : une altercation est fatale à Simon ; Irena est hospitalisée en psychiatrie après avoir été outragée par un souteneur qui lui proposait le mariage ; Ileana, de retour en Albanie, tente vainement de récupérer la maison familiale occupée par un jeune homme menaçant qui prétend l’avoir achetée. Les autorités locales, qui croient que la famille Tota vit dans les délices de Capoue, ne comprennent pas du tout pourquoi elle cherche à récupérer cette masure et à faire du tort aux pauvres Albanais restés sur place…
Ramiz Alia avait juré que nul ne sortirait du pays, puis il finit par accepter de laisser partir tous les Albanais réfugiés dans les ambassades… moyennant quelques espèces sonnantes et trébuchantes, comme me le confia un ambassadeur. Ils affluent en Italie et exaspèrent un fonctionnaire qui n’en peut plus d’entendre les réfugiés affirmer qu’ils ont tous tiré sur la corde qui a abattu la statue de Hoxha !
Sous une drôlerie distanciée pointe un sentiment d’étouffement d’autant plus prégnant que les événements les plus pénibles s’enchaînent sans difficulté dans une logique atroce véritablement tragique. Ismaïl Kadaré, dans la préface de l’ouvrage, note que « la terreur devient l’unique lien social possible et imaginable […] La folie devenant alors le comportement le plus banal ».
Dans la réalité, l’affaire Popa s’est achevée par deux suicides, deux internements psychiatriques. L’unique survivante vivote aujourd’hui à Tirana en ramassant des canettes vides sur des lieux que lui disputent les miséreux plus forts qu’elle. Ylljet Aliçka n’a pas voulu l’écrire dans son roman, par délicatesse mais aussi, sans doute, pour éviter le pathos, tant la réalité, parfois, outrepasse le vraisemblable. À la qualité littéraire incontestable du roman s’ajoutent des vertus morales et historiques tant il est vrai que nombre de destins ont été écrasés dans l’anonymat et l’oubli par un régime qui n’a jamais reconnu ses crimes, et que l’auteur sait décrire avec sagacité et humour noir.