En attendant Nadeau part sur les traces de peintres dont l’œuvre entretient des liens étroits avec la poésie. Première étape : aux portes de Sens, chez l’artiste Biagio Pancino. Occasion d’une redécouverte de l’Art Ephémère.
Avant de m’asseoir à la table, j’ai été attiré par la bizarre matérialité d’une œuvre accrochée au mur du salon. Elle était constituée de pommes de terre peintes et son cadre était complété par une auge qui recueillait les coulures de la décomposition des végétaux. Puis Biagio Pancino m’a installé près de Pierre Balas. Entremêlant considérations politiques sur la révolte des Gilets jaunes et anecdotes de vernissages avant-gardistes des années 1970, les deux hommes ont répondu à mes questions sur la génération qui a précédé la mienne, sur leurs rapports avec un Fromanger, avec un Fougeron. Invité pour la première fois à l’un de ces repas où Biagio et Janine Pancino aiment réunir des plasticiens et des poètes, la discussion a fait naître en moi la sensation étrange qu’on éprouve lorsque, devant la télévision, on se demande soudain si l’on n’a pas déjà vu le film regardé par hasard. Cherchant à préciser mes impressions, j’ai tenté d’associer des souvenirs aux noms et aux formulations qui parlaient de l’époque où Denis Roche démontrait à grand renfort de textes « énergumènes » que la poésie était « inadmissible », où Godard « cherchait à faire politiquement du cinéma politique ». Ce qui me revenait, c’était ma découverte de la modernité au fil des expositions parisiennes où les plasticiens en vue du moment déconstruisaient à coup de provocations ce qui restait de la peinture et se lançaient dans des entreprises extrêmes – l’art minimal, le land art, l’art conceptuel –, dont je retrouvais les traces dans les numéros d’Opus inernational… Ce n’est que le lendemain, en parcourant les catalogues que Biagio Pancino m’avait offerts avant de me raccompagner jusqu’à ma voiture, que j’ai réalisé que l’histoire entendue était celle de l’Art Éphémère et que j’avais, longtemps auparavant, durant mes années de formation sur le tas, croisé la route de mon hôte.
« Il y a dans mon travail, une dérision constante de l’éternité. » Dans l’atelier aux portes de Sens – un pavillon au centre d’un jardin, avec, au rez-de-chaussée, un gros poêle à bois capable de tenir tête à l’hiver –, il n’y a ni tableau en cours ni photo commémorant qui ou quoi que ce soit. À 88 ans, celui qui est devenu tout simplement Biagio a gardé sa vivacité intellectuelle et corporelle. Son fort accent italien, qui rend parfois difficilement compréhensibles ses explications, témoigne d’une combativité qui n’a pas pris une ride et va de pair avec la grande expressivité de ses mains. Pour l’heure, il prépare « la ultima », la performance qu’il réalisera avec Pascal Quignard, et me montre une à une les larges feuilles de papier trouées par la corrosion d’une pomme de terre qui seront exposées au mois d’août, du côté de Venise : « Voilà les 24 pièces de Natura de Natura : 24 comme 24 couleurs et comme les 24 heures de la journée. Les spectateurs en entrant dans la salle ne trouveront que des murs couverts de draps. La suite se déroulera à la bougie. Pascal dira des textes devant mes œuvres dissimulées. Le titre, De natura, joue sur le fait qu’en dialecte vénitien le mot natura signifie le sexe féminin… Je connais Pascal depuis 20 ans. Nous sommes devenus très vite amis. Il s’est d’abord intéressé à mon travail sur la déperdition. Lorsqu’on se rencontre, on parle de tout et on termine à la cave autour du rouge. Dans son dernier livre, L’enfant d’Ingolstadt, il y a un chapitre sur moi… La ultima… » Le constat pourrait engendrer de la tristesse. Mais non. Biagio rebondit. Il sourit, il plaisante, il lève le doigt, il soulève un papier griffonné et m’entraîne dans un escalier où il s’arrête au milieu des marches : « L’ego me casse les pieds ! », avant de me faire visiter l’étage où il est en train de classer les preuves et les traces d’une existence entièrement vouée à la création. « Vivre de telle sorte qu’il te faille désirer revivre. C’est là ton destin », affirme la citation de Nietzsche qui introduit la biographie illustrée du catalogue publié en Italie en 1998.
« Il y a 71 ans exactement, entre les Rameaux et Pâques, j’ai commencé dans mon village à peindre la maison de mon grand-père sur un couvercle qui traînait, avec le pinceau d’un ouvrier. Puis je me suis mis à dessiner, alors que jusque-là je m’intéressais surtout aux filles et au foot ! À 17 ans et demi, j’ai été renvoyé de mon lycée après avoir décidé de ne plus aller à la messe et avoir écrit « à bas les corbeaux noirs » sur les lavabos, en quelque sorte ma première performance ! Avec un ami marxiste, j’ai dévoré Gramsci et je me suis passionné pour la poésie : Pavese, Montale, Ungaretti… Tout est allé très vite. En 1950, j’ai visité la Biennale de Venise En 52, après un passage par Zurich où j’ai découvert Mondrian et Kandinsky, je me suis installé à Paris J’y ai fréquenté Fernand Léger qui recevait le mercredi entre Montmartre et Pigalle, le temps de lui préciser que je venais pour l’écouter et non pas pour l’imiter, puis j’ai basculé dans l’abstrait », raconte Biagio Pancino
L’étage comporte un nombre suffisant de pièces et d’étagères pour qu’y soit rangée une vie de création, notamment les immenses toiles avec leurs imbrications d’éclairs de la période abstraite, et les premières compositions des années « ÉPHÉMÈRES ».
« En 1965, j’ai réalisé des sculptures. Il ne m’en reste qu’une. Les autres sont parties dans des collections. J’ai peint des objets utilitaires que j’ai choisis pour leurs qualités plastiques, en ne retenant d’un cintre, par exemple, que la rencontre d’une droite et d’une courbe… À partir de 68, j’ai accompagné mes expositions de performances, c’est-à-dire d’actes personnels qui mettent en cause. Par exemple, ce qu’est la surface à peindre. Au fil des années, le support toile m’a de plus en plus insupporté. J’ai peint les cadres. J’ai voulu désarticuler le regard du moi. Puis, tout en continuant de travailler en Italie et en Suisse, j’ai déménagé dans l’Yonne et, à partir de 72, avec le poète Jean-Pierre Thiébaut nous avons multiplié les actions autour de Sens, de Troie, d’Auxerre, de Joigny. Nous voulions redonner à la région le goût de l’art. Personnellement, j’ai continué à démembrer la toile. Je peignais partout. Je m’emparais de tout. Je ne suis pas un artiste conceptuel. Je n’ai pas remis en question le pigment. Je n’ai pas refusé la peinture. Je lui ai donné un autre lieu. Déstructurer n’est pas détruire. De 75 au milieu des années 80, mon activité à continué de réfléchir sur divers supports. J’ai fait beaucoup de performances et d’installations, avec des temps forts à Beaubourg en 82 et en Allemagne. Dans « la boite de peinture », je me plaçais dans un cadre au cœur d’une galerie entière peinte. Avec « la machine à effilocher », je proposais aux artistes de tout bord la mise à mort joyeuse de tous leurs stocks d’inexprimé. »
Emporté par son élan, Biagio Pancino soulève les feuilles de plastique protégeant les compositions/décompositions de pommes de terre polychromes qui, avec leurs auges, ont résisté dans les boites, les cageots et les cadres. De nouveau pris par les couleurs, je découvre ces – pour moi – nouvelles manifestations d’un gai savoir plastique qui datent des années 80-90 ; la surprise en moins puisque des monographies m’en ont montré – tableaux (Hommages à Arcimboldo, à Paolo Uccello, à Mona Lisa, Le grand nuage Tchernobyl), installations (Pyramides, L’angélus de Millet), sculptures sur socle – différents états possibles.
« On n’arrive pas à la patate par hasard ! En 1975 j’ai commencé à accaparer des surfaces périssables. Comme j’avais beaucoup travaillé la question du support, j’ai été amené à me confronter à la durée, à m’emparer du temps, à prendre en compte le changement inéluctable. Au départ, ce n’est pas naturel d’accepter que des tubercules poussent sur ce que tu as composé, que la pourriture transforme profondément ton œuvre. ll faut admettre que ce soit la matière qui décide et pas le moi. Il faut rompre avec la force centrifuge de l’ego. Même les Américains lui ont obéi ! Ce que tu vois n’est pas ce que j’ai créé à l’origine et l’état ne sera définitif que dans 20 mois. De plus, la décomposition a ses inconvénients. Des commissaires d’exposition ont jeté ce que je comptais exposer parce que ça puait ! Dans ces compositions, j’utilise la patate comme on fait de la mosaïque et je les fais chanter ! J’insiste là-dessus : je ne suis pas conceptuel… Le garçon, il sait peindre. »
Violet, vert printemps, rose tyrien, orange, noir, vermillon, gris, bleu magenta… oui, les couleurs chantent et enchantent le spectateur que je suis. Elles donnent raison à Scarpetta lorsqu’il affirme, après des décennies de déconstruction et de provocation, de colère et de soupçon, qu’il y a malgré tout plus à perdre qu’à gagner si on abandonne la notion de beauté et l’envie ; la volonté, la nécessité, de la réinventer.