Du neuf

Tristan Felix est poète, marionnettiste, clown, dessinatrice, conteuse. Elle pratique la prose et la poésie en acrobate, en prestidigitatrice, en équilibriste. L’art du cirque n’est pas une métaphore pour Ovaine. La Saga, car son écriture est constamment à la recherche de la surprise et son imagination en quête de numéros neufs.


Tristan Felix, Ovaine. La Saga. Préface de Maurice Mourier. Tinbad, 226 p., 23 €


« Lorsqu’Ovaine est entrée dans la classe, les cheveux de la maîtresse brûlaient par dizaines. » Voici l’incipit du journal d’Ovaine, petite fille qui grandit et qui, partout où elle passe, est capable de faire surgir des Gorgones, des figures tapissées d’écailles, des rats avec des yeux de goéland. Le livre de Tristan Felix prend la suite du Journal d’Ovaine, paru à l’Atelier de l’agneau en 2011, mais il se lit de façon tout à fait autonome, tant l’espace-temps du monde que le personnage invente semble s’affranchir du temps calendaire de l’écriture du jour.

Ovaine est poète. Ovaine, comme son nom l’indique, vit dans un œuf et elle produit du neuf. Toutes les vies qu’elle s’invente et qui forment la sienne construisent une saga, c’est-à-dire à la fois une légende et un cycle romanesque. Celle-ci s’impose le rythme de la neuvaine, c’est-à-dire le neuf multiplié par trente-six fois, qui composent le déroulé de ce cycle, en mémoire des neuf mois de la gestation et en projection vers un nouveau illimité. Des « malheurs d’Ovaine » aux « Mirages d’Ovaine », la lectrice ou le lecteur parcourra des situations très concrètes (elle est videuse dans un bar ou sur un banc du square), des aventures abracadabrantes (elle est privée d’images ou elle porte des robes rétrécissantes), des pays réels et imaginaires, et aura sous les yeux des numéros magiques. Tous ces épisodes absolument inédits font en même temps écho à toutes les histoires inventées par les humains pour se consoler, pour se croire plus forts qu’ils ne le sont, pour se distraire, pour s’instruire et se prolonger.

Tristan Felix, Ovaine. La Saga

Casque au crapaud, par Tristan Felix

Roman ? De la fiction assurément, mais de la fiction en prose poétique, rythmée, saccadée parfois, touchant à l’aphorisme et au fragment. Et il y a vraiment une histoire. Elle est sans queue ni tête, parce qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une queue et une tête pour avec un corps et un esprit. « Sous le signe de l’invention absolue », comme le dit Maurice Mourier dans sa préface, Tristan Felix conduit le langage hors de ses gonds puisque tout le texte est aussi une réflexion sur le franchissement des limites : entre ciel et terre, entre terre et eau entre humain et animal, entre réalisme et fantastique. Par exemple, à l’entrée du 9 mai 2011 (il faut citer un peu longuement pour mesurer l’effet des passages) :

« Sur la plage, Ovaine, déserte, ne sait pas qu’elle s’est assoupie.

La marée montre, en tapinois, et l’emporte au-delà, sans une plainte.

Bercée par la houle, Ovaine rêve qu’elle est bercée par la houle.

Au soleil elle flotte ; jusqu’à toute couverte de cloques : on dirait du papier bulle.

Dans chaque bulle, on voit la pupille des grands oiseaux de mer ; c’est très net.

Ainsi flotte Ovaine grâce aux oiseaux qui ne la quittent pas des yeux. »

Ce monde en perpétuelle métamorphose, où les changements d’états sont fluides, simples au fond, est voué à décaler au moins légèrement le nôtre, le regard que nous portons sur lui et les mots que nous utilisons pour le dire.

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