L’anthropologue Catherine Hass entreprend dans son dernier ouvrage un inventaire subjectif de pensées récentes de la guerre pour penser le contemporain du fait guerrier. Engagée dans ce qu’elle nomme une « enquête » où le lecteur croise Clausewitz face à Bush et Mao face à Schmitt, son livre paraît parfois corseté par un arsenal théorique et épistémologique pas très facile à suivre, mais offre également des analyses enthousiasmantes de discours et de situations politiques contemporaines.
Catherine Hass, Aujourd’hui la guerre. Penser la guerre, Clausewitz, Mao, Schmitt, Adm. Bush. Fayard, 400 p., 24 €
Il faudra peut-être un jour faire un sort à cette vogue intellectuelle qui commence à durer. De quoi la guerre est-elle le nom, douze ans après le nom de Sarkozy sous la plume de Badiou, et les cohortes qui suivirent. Si l’on voulait ironiser, on pourrait se demander de quoi le nom est-il le nom… Pour être plus grave, ce néo-nominalisme paraît bien curieux de la part d’auteurs qui ne forment pas école, mais s’éloignent tous de cet héritage fondamental de la scolastique chrétienne qui met au cœur de la pensée la question du nom et de l’être de la chose qu’il nomme. Loin de Guillaume d’Ockham, ces auteurs usent de cette interrogation du nom pour signifier, dans un brouillard d’idées difficilement explicable, le caractère « critique » de leur œuvre.
La pensée de la guerre d’aujourd’hui à laquelle Catherine Hass consacre son ouvrage n’échappe pas à la règle, et se pose dès l’introduction comme question d’un nom dont elle fait l’hypothèse de la disparition contemporaine. Disparition du nom de guerre contre laquelle elle lutte ; ici à l’origine d’une « enquête » dans les œuvres et pensées de Clausewitz, Mao, Carl Schmitt et des administrations Bush ; confrontée à un ensemble d’auteurs établissant un « corpus de la déshérence » du nom de guerre. Ce corpus, vaste et hétéroclite, est un équipage de penseurs contemporains dont l’autrice fournit une présentation liminaire éclairée : Frédéric Gros, Alain Joxe, Negri, Hardt, Badie, Appadurai, Abélès, et le Foucault d’Il faut défendre la société.
De nombreux et ambitieux fils rouges mènent l’anthropologue vers la pensée d’un aujourd’hui et de nombreux hier de la guerre, pensée dont les cheminements sont parfois tortueux. Catherine Hass semble elle-même souligner ces nombreux détours par le redoublement des métadiscours cherchant à expliciter et à légitimer constamment sa démarche et son propos. C’est ici le lien entre la politique et la guerre qui est l’objet d’une interrogation sur le livre lui-même : « Cette thèse sur la précarité de la politique soutient qu’il n’y a pas toujours de la politique, la question – philosophique, historique, politiste – n’étant pas Qu’est-ce que la politique ? Mais : Peut-on penser la politique ? ». C’est là, en conclusion, le rappel du nom : « La décision qui présida à cette étude statua sur le maintien du nom. En effet, comment penser la guerre si elle n’y est plus même un nom. » Ce sont encore les nombreuses précisions purement disciplinaires et épistémologiques qui émaillent le texte, dans son rapport à l’anthropologie (« Faire de la guerre une catégorie pertinente pour l’anthropologie consiste à ne pas la considérer comme un objet puisqu’elle y a le statut de nom, de pur vocable ouvert à l’enquête, c’est-à-dire, ici, à la pensée ») ou à l’histoire (« considérer le caractère en situation de ces écrits revient à considérer la singularité de chacune des séquences en portant une attention particulière à leur historicité »).
Cette récurrence de précisions, de parenthèses métadiscursives explicitant ce qui est en train d’être pensé, souligne les limites de cet inventaire à la Prévert structurant l’enquête entreprise par une autrice qui en a par ailleurs bien conscience lorsqu’elle en appelle à une impossibilité même de son propre travail : « Pourquoi eux [Clausewitz, Mao et Schmitt] ? Pourquoi pas […]. Peut-être, car il est possible que des corpus se révèlent non constituables, que toute guerre ne dispose pas d’une pensée de la politique et ne soit pas, en tant que telle, pensable, les corpus étant des possibilités à réfléchir selon les occurrences étudiées ». Dès lors, le problème posé par Catherine Hass semble fuir constamment sous sa pensée, et la mène parfois à des analyses plus que cavalières et franchement peu convaincantes, à la façon de cette comparaison entre Clausewitz et Mao : « La trinité maoïste – Parti/masses/armée – renvoie quasiment terme à terme à celle de Clausewitz dès lors qu’on remplace “Parti” par “État” et “masses” par “peuple”. » On peut poursuivre ces rudes critiques en s’étonnant que les actuelles et dynamiques war studies ne soient presque jamais mises au service d’une analyse de l’aujourd’hui qu’elles pourraient pourtant actualiser en profondeur. On s’étonne plus encore que l’avant-propos captivant sur les discours de Valls et de Hollande au lendemain des attentats de 2015 n’ait pas guidé le raisonnement vers une étude des discours plutôt que du nom, aux velléités iconoclastes moins prononcées, que la notion de guerre civile soit si peu évoquée, passant sous silence le Foucault de La société punitive au profit du seul Il faut défendre la société. On n’achèvera pas de s’étonner grandement.
Et pourtant. Pourtant ces réserves ne font pas d’Aujourd’hui la guerre un ouvrage à déconseiller et à évacuer, ne serait-ce que par sa capacité à interroger des angles morts de notre contemporain qui sont l’objet de pages enthousiasmantes. Les guerres contre le terrorisme évoquées par Bush après le 11 Septembre, par Valls après le 13 Novembre, disent quelque chose de toujours celé de nos États engagés ici en Irak, là en Afghanistan, dans des guerres qu’ils refusent d’appeler ainsi. Pourtant, l’analyse des situations politiques actuelles mène Catherine Hass à diagnostiquer une étatisation complète de nos sociétés contemporaines qui prend à contre-pied une opinion commune hâtive, ce qui offre les hypothèses les plus passionnantes et les plus radicales de l’ouvrage : « L’État décide par conséquent seul de ce qui fait politique ou non, de ce qui fait peuple ou non, la politique reposant sur son seul bon vouloir. Et pour ceux qui, à l’image des réfugiés ou des mineurs isolés, ne ‟font pas peuple”, l’abandon total de l’État condamne les gens à survivre entre le dénuement absolu et la traque policière continuelle. » Il y a dans ces passages, nombreux, des problèmes paraissant constituer le cœur d’un ouvrage qui n’y répond que marginalement dans sa démarche, mais surtout dans son inscription intellectuelle et philosophique, celle-ci étant ce qui paraît bien poser le plus problème.
Au-delà de ce que je qualifiais ci-dessus bien grossièrement de néo-nominalisme à la mode, Aujourd’hui la guerre paraît interroger malgré tout l’intérêt de son bien nommé « corpus de la déshérence » : l’exposé synthétique des pensées de Negri, Hardt, etc., très peu convoqué dans la suite de la réflexion, crie ici son impuissance réelle à penser le contemporain. « L’empire », la « multitude », la « colère », tous ces concepts envahissant des pans entiers de la pensée « critique » depuis quelques décennies, sont mis à nu dans leur indétermination et leurs failles, et ne permettent décidément qu’à grand peine de penser notre monde, qui n’est peut-être pas réductible à un concept univoque, fût-il confronté à tous les autres concepts univoques prétendant fournir la clef de pensée de l’ensemble du monde… Ces concepts flous, qui ne sont pas ceux de Hass, ne permettent tout simplement pas de penser la guerre que l’on retrouve de Clausewitz à Bush – c’est du moins l’impression que renvoie l’usage qu’en fait le livre. C’est contre ces concepts mêmes que l’ouvrage trouve ses meilleures inspirations et une structure plus lisible et plus compréhensible, à propos d’objets qui ne sont peut-être pas la guerre mais les États contemporains et une notion de la politique. Ces notions tissent des liens inédits entre les différents pôles de l’enquête, éclairant Clausewitz par Mao en retour de Bush ; tous perçus dans une perspective historique bancale mais placés dans une entreprise herméneutique plus probante.
Aujourd’hui la guerre est alors ce livre complexe qu’on ne doit pas juger de façon définitive, malgré les nombreuses réserves qu’il suscite. Diagnostic cru des limites de nombreuses pensées souvent présentées comme actuelles – voire dans certains milieux comme les seules à offrir une critique réelle du contemporain –, il ouvre cependant, par sa démarche et son intelligence des textes, des brèches et des perspectives qu’on n’avait jamais lues et qui méritent de l’être.