Souvenirs d’en France

Commissaire de l’exposition Henri-Georges Clouzot à la Cinémathèque française, Noël Herpe a joué les apôtres du cinéaste en allant prêcher la bonne parole aux quatre coins de la France profonde, ou presque. Il en est revenu avec un journal aussi horripilé que désopilant.


Noël Herpe, Souvenirs/Écran. Voyages en France 2017-2018. Bartillat, 240 p., 20 €

Fantasmes et fantômes. Film écrit et réalisé par Noël Herpe, d’après les pièces de Georges Courteline et André de Lorde. DVD, 1 h 17, Tamasa Diffusion, 14,95 €


Un livre peut en cacher un autre. Sinon deux. Voire plus. De fait, qui n’a pas lu le Journal en ruines et Mes scènes primitives, du même Herpe, ne parviendra guère à saisir le centre de gravité d’un journal qui n’en a peut-être pas, ou trop, ou trop peu, ou pas assez, ou tout cela à la fois. Un livre grave, gras comme un vin, truculent presque, et qui tient à la fois du pastiche et du postiche, de la parodie de soi et de la satire des autres, le livre d’un auteur, il faut bien le dire, au bord d’être cynique : « Tandis que j’approche du bar, les gens me dévisagent comme si je débarquais d’une autre planète. Un vieillard se traîne avec une lenteur désespérante, et mes efforts pour lui emboîter le pas se heurtent à une probable surdité (à moins qu’il n’y mette de la mauvaise volonté) […] Bien que mon thé soit déjà froid, j’essaie de m’en servir comme stimulant pour rassembler mes idées concernant Henri-Georges Clouzot et la ‟conférence” de ce soir. Je déteste ce genre de préméditation. Dès lors que ma pensée est convoquée, il m’est difficile de ne pas céder à l’obsession [… ] Je reprends donc Les Mots, un livre que mon adolescence méprisa […] un livre que j’ai rouvert cet été, et où tant de choses m’ont touché, qui renvoient à mon expérience de lecteur ».

Un auteur peut donc en cacher un autre. Quand ce ne serait pas un… acteur. Quand on connaît le goût du premier pour le travestissement et autres dissimulations de soi(e), on ne s’étonnera pas de voir apparaître le second, plus vrai que ce que dame Nature lui a donné… Herpe l’universitaire, fin connaisseur de Clouzot, qui joue à celui qui ne sait pas (et qui parfois ne sait pas celui qu’il joue…), Herpe l’historien qui campe un Herpe en herbe, Herpe qui se campe, pose en héros déconfit pour la galerie, Herpe le social, Herpe l’intime, Herpe le pas tout à fait ingénu, Herpe qui décampe, fuit les réponses, anticipe les questions, Herpe en pauvre Herpe, Herpe énervé, Herpe remonté, Herpe Me Too-phobe, Herpe réac même. Et puis Herpe triste, comme l’animal après la projection d’un film dont il aurait déjà tout oublié : « Pour aller au Plessis-Robinson, on traverse des banlieues petites-bourgeoises, de plus en plus bourgeoises. Montrouge, où vivait ma grand-mère et où je guette, un peu trop tard, la rue René-Barthélémy que le taxi a dépassée. Malakoff, dont le nom me fait mollement rêver […] À mesure qu’on s’avance dans Le Plessis-Robinson, je reconnais une ambiance qui m’était familière, quand j’écumais les Yvelines sur les traces de Gaby Morlay […] Ce temps suspendu qui me renvoie à ma jeunesse, et qui m’apparaît comme l’antichambre du néant ».

Noël Herpe, Souvenirs/Écran. Voyages en France 2017-2018

Fantasmes et fantômes, de Noël Herpe © Tamasa Productions

Un train peut alors en cacher un autre. Comme celui qui file vers Limoges, enfin, filer c’est vite dit, puisqu’on retrouve l’auteur du livre, l’acteur donc, coincé derrière une tablette de bois, dans cette « vieille chose qui se traîne, pendant près de quatre heures d’horloge ». Mais ce serait faire preuve de négligence que de ne pas apercevoir, à ce moment-là, tout le paysage d’un film qui éclot, comme rose au soleil… ou comme souvenir sur un écran : « Je m’échappe un peu de temps dans un espace moins saturé, où des contrôleurs bavardent gaiement (je saisis des allusions à leurs contraintes vestimentaires, à la boucle d’oreille qu’ils ont ‟le droit” de porter). En abandonnant ce damné compartiment digne de tortillards de Maupassant, je m’aperçois de la beauté de ma jeune voisine. Il y a une quinzaine d’années, j’étais venu à Limoges présenter Le Plaisir de Max Ophuls… »

Souvenirs/Écran est plein de ces souvenirs d’écran-là. Le cinéma y agit comme une madeleine de Proust, sucrée-salée. Herpe remonte le temps avec un spectateur imaginaire, un autre qui bien souvent n’est autre que lui-même. Il a, et il y a, un plaisir à croiser une personne qui lui rappelle un personnage, une maison qui aurait servi de décor à, une ville qui tout entière évoquerait un film, et vice versa : « On se salue sur le trottoir, en redisant combien le décor de cette ville pavillonnaire [Neuilly-Plaisance] évoque celui des Espions (ou l’inverse). Les hauts murs en pierre meulière, les grilles en fer forgé, et cette voiture qui me remmène dans la nuit comme le taxi de Pierre Larquey. »

Mais Souvenirs/Écran est aussi plein d’images de l’enfance, qui remontent à la surface de la mémoire du narrateur comme on remonte une horloge, avec l’impression d’entendre le cliquetis du passé, quand bien même il ne s’agirait que d’un grincement de déplaisir. Insistent pourtant, envers et contre tout, les fantômes familiaux. Telle l’ombre furtive-fugitive du père, qui surgit du côté de Veyrier-du-Lac, comme du fin fond d’une primitive chambre noire un diable désiré : « À six heures du soir, il fait déjà nuit noire, et toutes les maisons se ressemblent. Il en est une, au lieu dit, qui se distingue des autres : par je ne sais quoi de bourgeois, et d’étranger au style savoyard standard. Par sa rangée d’arbres nains, que je photographie dans l’obscurité, et qui m’évoquent une image enfouie dans ma mémoire : celle de mon père, s’accrochant aux branches, dans une posture simiesque. Ce seul détail me donne une impression de déjà vu. »

La France derrière l’enfance, la France « reculée », n’est pas épargnée, c’est le moins que l’on puisse dire. Les remarques acerbes succèdent aux louanges moqueuses, ironiques. On pense à Tandem, le film de Patrice Leconte, inspiré de Lucien Jeunesse et son fameux Jeu des mille francs, les salles à moitié vides qu’il faut chauffer, réchauffer, le maire qui pointe le bout de son écharpe, le sous-préfet qui n’en peut plus, la directrice du pôle culturel qui n’en peut mais. Et, au milieu, l’universitaire de service qui attend que tout ce cirque finisse, pressé qu’il est d’aller dîner, dans un de ces restaurants qu’il vaudrait pourtant mieux laisser hors champ : « Le cinéma d’Yssingeaux se dresse face à une place vide, une ancienne Halle, où l’on vendait veaux et cochons. Le responsable de la salle m’a réservé une bonne table. Il est peu optimiste quant au nombre de spectateurs. Le Rotary Club a programmé ce soir son dîner-débat sur l’AVC. On aurait pu cumuler les deux thèmes, car la santé de Clouzot était fragile […] Je déserte le buffet de saucissons, pour me précipiter au restaurant avec Alain, qui a accepté de me tenir compagnie. C’est en fait le restaurant de l’hôtel, qui s’étiole dans une atmosphère guindée. Une fois prise la commande, la serveuse revient vers nous, embarrassée. La formule à quarante euros, que nous avons choisie, ne sera pas prise en charge par le cinéma ».

Noël Herpe, Souvenirs/Écran. Voyages en France 2017-2018

Fantasmes et fantômes, de Noël Herpe © Tamasa Productions

On a envie de lui dire, à Noël Herpe : bien fait pour toi ! fatigué que l’on est de tant de persiflage, de tous ces ragots entre le persil et le fromage… Et puis l’on se ravise, on ne sait plus trop. Après tout, la victime de tout cela, de ce monde qu’il regarde comme quelqu’un qui en serait exclu, c’est lui, non ? : « Après le débat, que scandent les parallèles académiques entre Hitchcock et Clouzot, on va dîner dans une pizzeria [Saint-Étienne] [… ] Mon cicérone (selon l’expression consacrée) me raccompagne à l’hôtel. Celui-ci se décline au long de couloirs kitsch, qui font resurgir les terreurs de Shining. Les murs sont parsemés de photos de la Bastie d’Urfé, en hommage à L’Astrée. Au petit déjeuner, je guette les plaisanteries échangées entre serveur et serveuses : on se lutine comme dans une pièce du XVIIIe siècle. Quand donc échapperai-je à ces représentations ? ».

«On est méchant comme si on était en province. C’est une réplique de commère, dans Miquette et sa mère ». Herpe aime la distance. Non pas celle qui le conduit de ville moyenne en ville moyenne, mais celle qui va de lui à lui-même. Il sait parfaitement quel personnage il joue, surjoue même, quand il réclame à cor et à cri sa coupe de champagne, déclame son Rohmer adoré, clame sa fausse innocence de prof vilipendé. On l’aime justement parce qu’il se désaime juste comme il faut : « Un ami, à qui j’ai parlé de ce livre que je construis tant bien que mal autour de mes errances hexagonales, y voit une apothéose de la subjectivité, recherchée dans le néant. Je traverse une France morte, un pays peuplé d’ombres, de regrets, de traces vaines. Ne suis-je pas le plus mort d’entre ces morts ? »

Sartre s’ébattait dans son « minuscule sanctuaire », cimetière de livres qui lui « garantissait un avenir aussi calme que le passé ». Herpe, quant à lui, s’égaye au milieu de ses films fétiches comme dans une vie d’avant, un autrefois promesse d’une autre fois, fantasme d’une scène primitive répétée. Comme si la vie pouvait rencontrer le cinéma, la lumière du présent s’accordant enfin avec les ombres du passé dans une sorte de lent travelling inconscient : « On se retrouve dans un village qui ressemble étrangement à Goult, dans le Vaucluse : l’un des décors de mon enfance, avec son café surplombant une place qui donnait, ce me semble, sur une église […] En sortant des toilettes, je croise une tête d’ange, que j’ai à peine le temps d’entrevoir […] En quittant le café, je revois l’ange aperçu. Il s’est assis à l’écart, face au soleil, il lit un livre. Au fur et à mesure que la voiture s’éloigne, je fixe cette image ».

Mais tous les bons films ont une fin. Il faut rembobiner, rentrer à la maison, ce Paris promis, si proche et si lointain. Ou alors, ce qui revient au même, relire les premières pages, la plus belle, la plus inspirée des promenades, celle qui conduit l’auteur dans un espace hors du temps, et aussi bien, dans un temps hors de l’espace, un morceau de texte en suspens, un bout de pellicule arraché au vide de la vie, peut-être le seul vrai souvenir-écran (maternel ?) du livre : « Je quitte le bus à la station Filles-du-Calvaire, et je marche vers chez moi. Au croisement d’une rue qui part vers le Marais, il me semble reconnaître le café où se réunirent, le 12 floréal an IV (c’est-à-dire fin avril 1796), les protagonistes de l’affaire du courrier de Lyon. À l’intérieur, un jeune homme est en train de noircir, au crayon, les pages d’un cahier. Il utilise une gomme pour effacer ce qu’il vient d’écrire. Cette apparition soulève en moi une bouffée de tendresse, je rêve de m’asseoir à ses côtés et de lui adresser la parole. Mais je reprends mon chemin, dans la nuit qui s’avance, jusqu’à me perdre. »

Mais… j’allions oublier… un livre peut aussi cacher un film. Et l’on ne saurait trop conseiller au lecteur que de visionner, en guise d’apéritif, Fantasmes et fantômes. Trois petites histoires à n’en pas croire ses yeux, et les oreilles qui vont avec. Il y est notamment question d’un médecin, ou d’un fou, ou des deux, qui se déguise en bouchon de champagne. Inutile de préciser qu’il s’agit d’un film du même auteur, et donc du même acteur, et qu’il est recommandé de le déguster au second, voire au troisième degré. On rit. On se régale. C’est la totale !

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