La Slovaquie, pays de quelque cinq millions d’habitants, a rejoint l’Union européenne il y a quinze ans, et semble, depuis sa révolution de Velours, s’être distinguée par le fait qu’elle souffre peut-être du voisinage de la République tchèque et surtout de Prague, mais aussi d’un certain flou dans la perception que les Européens ont d’elle. Aussi les grandes manifestations de février 2018 ont-elles réellement surpris les observateurs, pour qui ce pays paraissait quelque peu assoupi.
Svetlana Žuchová, Voleurs et témoins. Trad. du slovaque par Paulina Šperková. Le Ver à Soie, 202 p., 18 €
Scènes de la vie de M. Trad. du slovaque par Diana Jamborova Lemay. Le Ver à Soie, 137 p., 15 €
Ivan Štrpka, Un fragment de forêt (chevaleresque). Trad. du slovaque et présenté par Silvia Majerska. Édition bilingue. Le Castor Astral, 147 p ., 15 €
En février 2018, donc, l’assassinat de Jan Kučiac, journaliste d’investigation d’à peine vingt-sept ans, et de sa fiancée a profondément ébranlé le pays et provoqué un sursaut salutaire chez les Slovaques. Kučiac enquêtait sur les fraudes aux subventions de l’UE qu’organisaient des politiciens slovaques de mèche avec la mafia calabraise. Son meurtre, commandité par un riche homme d’affaires, qui avait des relations très influentes dans les milieux politiques, et l’exaspération de la population devant les histoires de corruption, firent descendre dans la rue des dizaines de milliers de Slovaques. Parmi ces manifestants figurait une avocate libérale, Suzana Caputova, qui, un an plus tard, et bien qu’elle fît là ses premières armes dans le domaine politique, devait devenir la première femme présidente de l’histoire de la Slovaquie, lors d’élections où les citoyens étaient à la recherche d’un outsider qui les sauverait du candidat soutenu par le parti au pouvoir, soupçonné de corruptions massives.
Trois livres parus depuis peu permettent, sans que leurs auteurs soient en rien les sismographes de ces soubresauts, de faire un autre voyage vers la Slovaquie, dont l’écrivain le plus célébré reste Pavel Vilikovsky. Deux romans de Svetlana Žuchová et un recueil de poèmes d’Ivan Štrpka offrent au lecteur de nouvelles perspectives qui valent aussi par ce qu’elles révèlent de notre époque. Si différentes soient-elles, les trois œuvres des deux écrivains slovaques traduits en disent long sur la détresse matérielle ou morale de ceux qui n’en mènent pas large.
En deux romans, Scènes de la vie de M. et Voleurs et témoins, Svetlana Žuchová livre, sans aucun apitoiement, le récit de ce qu’est l’existence de Marisia au jour le jour. Entre Vienne et Bratislava, elle fait l’expérience de la précarité, du dénuement et du fiasco amoureux, du travail au noir et de la difficulté d’appartenir pleinement à une société où même avoir un compte bancaire relève de l’exploit. Les deux textes content les rapports de la jeune femme avec sa mère mourante et avec des hommes dont on se demande s’ils connaissent autre chose que le vol : le dépouillement de la jeune femme est une des facettes du rapport amoureux. Le plus sidérant dans les deux romans est la description de la cohabitation, par nécessité économique, des personnages, exaspérés de devoir faire la queue devant la salle de bain chaque matin, de s’essuyer avec leur serviette humide que les autres n’ont pas hésité à utiliser. Tous ces détails ne sont pas là pour offrir au lecteur un roman réaliste, mais pour instaurer une atmosphère où tout suinte l’échec, la promiscuité, la déveine, qui peut conduire à la tromperie, au vol.
Ivan Štrpka, dont les éditions du Castor Astral publient Un fragment de forêt (chevaleresque), dans une excellente traduction de Silvia Majerska, doit sans doute voir dans les livres de Žuchová de ces romans minimalistes qu’il abhorre. Il est vrai que les poèmes de son recueil, qui portent en exergue, pour l’un d’entre eux, ces mots de Paul Celan : « Je jetai tout dans la main de personne », laissent présager que nous sommes ici plutôt du côté de l’invisible, dont Štrpka se fait l’espion et le messager.
Poète, Ivan Štrpka (né en 1944) est aussi dramaturge pour la télévision, fondateur de plusieurs revues littéraires, romancier et, nous apprend son éditeur français, parolier d’un rocker slovaque, Dezo Ursiny. « Aime-moi et mords-moi », dit un poème semblable à un arrêt sur image, un autre invite à embarquer à bord de l’European Night Intercity Express. Un romantique allemand se demanderait s’il parle ou si le langage parle à travers lui. Štrpka, lui, s’interroge d’une autre façon : « Qu’est-ce qui rêve en nous ? » Son recueil dans son entier ne pose-t-il pas cette question sans apporter de réponse, mais en laissant tout en suspens, comme dans des limbes dont on chercherait l’ombilic ? D’un poème à l’autre, Štrpka scrute, épie : « Les miroirs boudent. Les visions vivent. “Fais-moi une sueur / chaude et un regard absent ”, chuchote-t-on l’un à l’autre pour mieux s’entendre. / Qui veut se sacrifier à qui, / Et qui veut tuer qui ? Qui est caché ? »
Le « je » et le « jeu » n’en finissent pas, dit-il au détour d’une page. La poésie de Štrpka n’est en rien de la poésie jouant avec un « Je » triomphant. Au contraire : « “Je” est en chute libre dans l’onde béante du jour. » Il faut se détacher de son image. Le « Je », chez Ivan Štrpka, ne tonitrue pas. Tout est, comme dans certains poèmes de Paul Celan, un éloge du lointain, dans l’espace et dans le temps.