« Même le plus apolitique des théâtres reste encore plus politique que la plupart des déclarations du monde consumériste. » C’est ce que liront les festivaliers d’Avignon cet été dans l’éditorial d’Olivier Py. Quant à Jean-Marc Dumontet, fidèle soutien du régime actuel et entrepreneur de spectacles, il a lancé son festival « Paroles citoyennes ». Alors, toujours « politique » et « engagé », le théâtre français en 2019 ? L’historien et philosophe Olivier Neveux jette un petit pavé dans ce ronronnant « citoyennisme ». Parfois injuste, sa mise au point esthétique peut néanmoins séduire, au moins comme une photographie exacte du champ théâtral hexagonal.
Olivier Neveux, Contre le théâtre politique. La Fabrique, 320 p., 14 €
Soigner la société, réparer les plaies et prendre soin des lits de douleurs. C’est une des analyses faites de la littérature contemporaine (voir les travaux d’Alexandre Gefen). À défaut de contester l’ordre du monde, elle panserait ses maux. Il n’y avait pas de raison que le théâtre échappe à la tendance, comme le montre Olivier Neveux. Et, monter une pièce coûtant bien plus cher qu’éditer un roman, le théâtre doit d’autant plus justifier de son rôle social. Olivier Neveux établit un diagnostic sans appel : d’un côté, l’enrôlement des compagnies dans des actions socio-culturelles légitimant les subventions publiques ; de l’autre, un penchant galopant pour « l’engagement dans la cité » et les « questions de société ». D’où l’inquiétude de cet essai au titre à moitié provocateur : « L’inflation de la nomination du politique n’est-elle pas inversement proportionnelle aux traces de sa vivacité ? »
À cette question cruciale, l’auteur répond d’abord par une charge contre la « thématisation » de la politique ayant pour effet de la désamorcer en l’éclatant en autant de « problématiques » (les violences faites aux femmes, les migrants, la souffrance au travail, etc.). D’où cette phrase, à la fois géniale et limitée : « Thématiser la politique c’est, de fait, la concevoir moins comme un rapport spécifique que comme un contenu (théorico-inerte), avec quelques dommages pour sa dynamique et sa capacité à bousculer les délimitations. »
Toute dimension pédagogique, documentaire et, pourquoi pas, éducative du théâtre se voit donc écartée. Olivier Neveux insiste : un spectacle émancipateur n’émancipe pas forcément. Le théâtre véhiculant des thèmes politiques ne produit pas forcément d’effet politique considéré comme subversif. Ce propos repose en grande partie sur l’affirmation de Jacques Rancière : « L’émancipation, c’est aussi de savoir que l’on ne met pas sa pensée dans la tête des autres, qu’on n’a pas à anticiper l’effet. » Certes, mais s’il y a endoctrinement et citoyennisme béatement manipulé, peut-on y inclure la divulgation propre au théâtre documentaire ? Olivier Neveux ne fait pas la distinction. Bien au contraire ! Il réunit dans la même catégorie le théâtre « réparateur » et les minutieux travaux de compréhension et de dévoilement du monde. Au vu de l’opacité des mécanismes socio-économiques actuels, les pièces s’inspirant de la réalité sociale ou à visée documentaire ne sont cependant pas toutes inutiles. Rendre sensible le monde social par la représentation et le clarifier par la fiction à la manière d’un Michel Vinaver, cela ne mérite-t-il pas d’être mieux reconnu ?
Admettons qu’il puisse y avoir des dramaturgies explicatives et que s’y perde une certaine « intelligence du théâtre », comme dit Olivier Neveux. Mais pourquoi cibler aussi les mises en scène et scénographies à visée politique ? Ainsi de celles qui modifient le rapport à la scène, par exemple en sortant les spectacles des théâtres, ou qui élaborent d’autres rapports au public. Cela se voit contesté au motif qu’« il n’y aurait pas d’automatisme des dispositifs pour la politique » ! Qu’il n’y ait pas de « recette », n’importe qui peut y souscrire. Cela n’invalide en rien ces tentatives. L’auteur semble suggérer là que le cadre matériel de présentation d’une œuvre n’a pas d’incidence sur sa réception.
Et pourtant : entre pénétrer sous les ors d’un théâtre à l’italienne et assister à une représentation d’une pièce participative sur une dalle, il y a, littéralement, un monde, une logique et des pratiques, sinon antagoniques, en tout cas hétérogènes. On se souvient de représentations aux rassemblements de Nuit debout des pièces de Nicolas Lambert sur la Françafrique face à un public qui, en riant, avait l’air d’en apprendre long. Il est vrai que ce type de théâtre documentaire n’a pas la puissance esthétique radicale chic de Maguy Marin ou de Milo Rau, vantée par Olivier Neveux. Mais où étaient ces metteurs en scène quand Nicolas Lambert jouait gratuitement ses œuvres en plein mouvement social ? Au Théâtre de Chaillot. Ou au « In » d’Avignon. Tout à son entreprise, salutaire, de démolition des errances commercialo-gouvernementales du « théâtre citoyen », Olivier Neveux pulvérise en passant des années d’expérimentations et de volonté de ne pas laisser le théâtre à son public traditionnel – bourgeois, blanc et urbain.
Plus profondément, c’est la fonction transitive du théâtre qui est mise en cause dans tout l’essai. Il passionne pour cette raison précise. Contre le théâtre politique se double d’une attention à la politique conçue comme volonté de « dédier la représentation à participer à l’instabilité de l’équilibre des représentations existantes » – d’où ses critiques du théâtre « réaliste ». Plutôt que de susciter la prise de conscience, le choix d’Olivier Neveux consiste à semer le trouble. On serait porté à croire que l’un n’exclut pas nécessairement l’autre. En bon dialecticien, Olivier Neveux, qui parsème son texte d’un vocabulaire de la « brèche » dans le réel et de « l’étouffement du présent », neutralise l’œuvre « porteuse-de-message », en se défiant aussi de « l’art pour l’art ». La politique surgirait comme « capacité d’une œuvre à proposer des expériences perturbantes, contradictoires ou antagoniques, à la logique sensible de la domination ».
Dans une telle perspective moderniste, la représentation théâtrale est « rupture du flux, bloc de temps, construit, fabriqué, arraché au tout-venant du jour, précisément séparé, comme protégé ». De manière révélatrice, cette grammaire du « flux » et des « stases » consonne en tout point avec les analyses de Laurent Jenny, qui présente lui aussi l’expérience esthétique comme un moment de suspension au sein du présent. Olivier Neveux rejoint cette définition mais avec une différence majeure : il lui confère une portée politique. Recherche formelle et radicalité politique se replient ainsi l’une sur l’autre. Si elle a le mérite de sauver et de réunir l’une et l’autre, cette superposition est-elle si évidente ? Et était-ce bien la peine d’étriller le théâtre politique pour rejoindre de telles analyses ? On voit en effet où conduit la contestation du théâtre transitif par Olivier Neveux : « L’enjeu est moins, en effet, de révéler ou dévoiler un monde que d’en composer un autre. » Le risque est de voir ressurgir sous l’habit neuf de l’utopie l’ancien costume esthète et spiritualiste. Éric Hazan – par ailleurs éditeur d’Olivier Neveux – avait une phrase amusante : « L’autre monde, il y a deux mille ans qu’on essaie de nous le vendre. Nous, c’est celui-ci que nous voulons. »
Alors, quel est cet « autre monde » dont on nous parle, sinon, finalement, celui de l’art lui-même ? La résistance au réel que permet l’expérience esthétique n’a rien de si subversif, même sous la forme élégante d’une « complétion chaotique du monde » (dixit Olivier Neveux). Processus salubres peut-être, mais politiques, au même titre que la contemplation religieuse dans quelque chartreuse.
Cette critique du théâtre politique ne fait pas une politique du théâtre. Passons sur la rapidité des analyses du théâtre privé, qui procède en partie d’un réflexe si partagé qu’on le pardonnera sans peine à l’auteur. Que le champ théâtral devienne un marché de plus en plus concurrentiel, où s’affrontent des intérêts capitalistes de plus en plus puissants, cela ne fait aucun doute. On notera quand même que cette guerre économique peut profiter aux compagnies subventionnées… voire à la Révolution. Celle de 1789, par exemple : à preuve, le spectacle de Joël Pommerat au Théâtre de la Porte Saint-Martin, pas vraiment un bastion insurrectionnel (ticket moyen à 30 € ; mais, pour la révolution, le peuple doit se préparer à tous les sacrifices, disait Marat). Conscient de cela, Olivier Neveux tourne évidemment les yeux vers le théâtre subventionné. Mais les temps ont changé, et il le sait bien : le new public management est passé par là, avec sa joyeuse farandole administrative de logiques évaluatrices, de montage de projets, de quantifications diverses. En résumé, le public c’est mieux que le privé, mais la distinction n’est plus si nette…
Que faire, alors ? « Travailler à l’existence et à la consistance d’un “service public”, tel pourrait être un gigantesque chantier conflictuel, offensif et politique à ouvrir », dit Olivier Neveux. Hélas, il ne dessine pas les contours de ce projet. On peut supposer qu’il s’agirait d’un retour à des solutions étatistes. Un retour problématique quand on voit la forme prise par l’État au cours des trente dernières années. À moins de commencer par refonder l’État ? Ce n’est pas dit. L’une des perspectives, dans ce domaine comme dans d’autres, serait alors de mettre à égale distance État et marché. Un théâtre politique, assumant son opposition au néolibéralisme, pourrait donc être, en toute cohérence, indépendant des forces qu’il s’emploie à dénoncer. Vaste programme…