Nuremberg et la question raciale aux États-Unis

On sait que les États-Unis ont joué un rôle essentiel dans la conception et la mise en œuvre du procès de Nuremberg. Il est également connu que ce procès fut plus tard utilisé en Amérique dans le combat judiciaire pour les droits civiques et contre la guerre au Vietnam. On ignore en revanche le plus souvent les contraintes sous lesquelles il s’est déroulé afin d’éviter précisément un tel usage. Dans un ouvrage extrêmement sérieux, l’historien du droit et sociologue Guillaume Mouralis nous fait pénétrer dans « les coulisses et la machinerie de Nuremberg » pour exposer ces contraintes.


Guillaume Mouralis, Le moment Nuremberg. Le procès international, les lawyers et la question raciale. Presses de Sciences Po, 264 p., 23 €


On doit déjà à Guillaume Mouralis une étude sans équivalent (et sans concession) sur les contorsions juridiques de l’Allemagne de l’Ouest dans sa gestion pénale du passé communiste est-allemand [1]. C’est à des contorsions juridiques bien antérieures qu’il s’est intéressé cette fois, celles du Tribunal militaire international (TMI) devant lequel ont comparu, entre le 21 novembre 1945 et le 1er octobre 1946, à Nuremberg, vingt et un responsables nazis de premier plan et sept organisations criminelles. Un procès d’une nature inédite dont l’auteur n’entend pas faire le récit événementiel largement connu et documenté, mais dont il veut discuter la position dans l’histoire sociale des idées, avant d’aborder ses répercussions dans les pratiques juridiques internationales. Un « moment », car il s’agit d’un événement judiciaire qui déborde, comme on le verra, le procès proprement dit.

Le procès de Nuremberg fut certes un moment d’innovation, pas seulement juridique en ce sens qu’il correspondit à l’exercice d’une justice expérimentale, mais également technique puisqu’il recourut à l’image fixe et animée ou encore à une armada de traducteurs travaillant en simultané, ce qui ne fut pas sans poser de problèmes et explique que, parfois, le choix des juges et lawyers [2] se soit fait en fonction de leurs compétences linguistiques, principalement la connaissance de l’allemand. Un procès également soumis à des contraintes fortes, d’abord diplomatiques et politiques dès lors que la guerre froide se dessinait à l’horizon ; des contraintes sociales et professionnelles aussi, mais surtout ce que Guillaume Mouralis va s’efforcer de mettre en lumière, des contraintes culturelles et raciales.

Guillaume Mouralis, Le moment Nuremberg. Le procès international, les lawyers et la question raciale

Guillaume Mouralis, Le moment Nuremberg. Le procès international, les lawyers et la question raciale

À ces dernières, lors du procès, les grands médias nationaux sont peu attentifs quoique la presse afro-américaine qui relatait l’événement, ici largement mise à contribution, ait souligné les enjeux raciaux du nouvel ordre international promu par la puissance américaine. Comment pourtant ne pas saisir ce qui est à l’œuvre dans la déclaration, le 25 juillet 1945, soit trois mois avant l’ouverture du procès, de Robert H. Jackson, procureur général des États-Unis et chargé par le président Truman de préparer le procès : « La manière dont l’Allemagne traite ses habitants ou dont tout autre pays traite ses habitants n’est pas plus notre affaire que ce n’est celle d’un autre gouvernement de s’interposer dans nos problèmes » ? Rétrospectivement, cela saute aux yeux. Le message est sans ambiguïté : la répression des crimes commis pour des raisons raciales par le Troisième Reich ne devait en aucun cas servir à remettre en question l’ordre racial qui prévalait au même moment aux États-Unis. C’est cette contrainte, disséquée par Guillaume Mouralis, qui est à l’origine de la définition « corsetée » du crime contre l’humanité adoptée en 1945 et qui est le point fort de son étude. Non que des auteurs américains ne l’aient pas relevée auparavant, ils sont d’ailleurs largement cités, mais parce que, sans doute grâce à sa position d’extériorité, Mouralis a un regard comparatif plus large – un peu à la manière, d’ailleurs, du documentaire filmique, sur le même sujet mais avec une autre approche, de Marcel Ophuls, The Memory of Justice (1976), auquel il est fait plusieurs fois référence. Les deux derniers chapitres du livre montrent l’usage qui a pu non sans mal être fait de Nuremberg par les mobilisations afro-américaines, puis par les militants contre la guerre au Vietnam, et ce en dépit de toutes les précautions de ses acteurs américains.

Certes, les Américains n’étaient pas les seuls à empêcher que Nuremberg empiétât sur leur souveraineté et leur territoire national. Les Soviétiques n’étaient pas en reste. (Pour l’heure, les puissances coloniales étaient encore épargnées.) Le procureur Roman Rudenko avait pour tâche peu aisée de taire autant le pacte germano-soviétique d’août 1939 que le massacre des officiers polonais à Katyn que l’URSS s’évertuait à attribuer à la Wehrmacht. (Un des traducteurs soviétiques à Nuremberg devait raconter plus tard dans ses mémoires combien il lui était difficile de ne pas faire le rapprochement entre les conditions de détention dans les camps de concentration nazis et ce qu’il savait de celles du goulag.) De son côté, le procureur américain, Robert Jackson, essayait de limiter le nombre de juristes juifs pour ne pas donner l’impression que Nuremberg était une « entreprise juive ».

Le plus important pour lui cependant n’était pas là. Le paradoxe, peu thématisé dans la littérature sur le sujet, relevait de ce que Guillaume Mouralis nomme « l’impensé de la question raciale aux États-Unis ». Ces juristes américains qui sanctionnaient à Nuremberg le racisme légal institué par le régime national-socialiste étaient-ils aveugles au racisme qui subsistait en toute légalité dans leur pays ? Les lois Jim Crow, qui imposaient une stricte ségrégation raciale, notamment dans les États du Sud, restèrent en vigueur jusqu’à l’adoption par le Congrès, en 1965, du Voting Right Act, un an après le Civil Right Act. Quant aux lois prohibant les relations sexuelles interraciales, à l’instar de ce que fit le régime nazi qui interdisait les relations entre Juifs et non-Juifs, elles perdurèrent jusqu’en 1967… Il s’agissait donc pour les juges et les experts de concilier justice internationale et conception « domestique » de la souveraineté, quitte à – ou précisément pour cette raison – « neutraliser » les crimes racistes.

Guillaume Mouralis, Le moment Nuremberg. Le procès international, les lawyers et la question raciale

Procès de Nuremberg (4 décembre 1945)

Nombre des crimes nazis ne correspondaient pas à la définition stricte des « crimes de guerre ». Pendant le conflit, les juristes des pays alliés avaient parlé d’« atrocités » parfois suivies du complément « pour des motifs religieux » ou encore « raciaux », avant que soit finalement stabilisée la notion de « crime contre l’humanité ». Tandis que les juristes américains des États du Sud évitaient de parler de « lois et crimes racistes », les avocats allemands de la défense, quant à eux, ne se privèrent pas, à l’occasion, de comparer les lois nazies aux lois du Sud, écrites ou non, contre les Noirs. Ils insistèrent à l’audience, preuves à l’appui, sur le fait que ces lois avaient servi de modèle à celles du IIIe Reich. L’avocat Robert Servatius, qui allait plus tard devenir célèbre pour sa défense d’Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961, s’appuya pour cela sur l’ouvrage de l’eugéniste et pseudo-anthropologue Madison Grant, The Passing of the Great Race (1916) [3].

Contrainte révélée quoique contournée dans l’élaboration du droit de Nuremberg, la question raciale a-t-elle bénéficié d’un changement de regard à l’issue des procès des criminels nazis ? Elle n’a pas fondamentalement modifié la position du juge Jackson qui continua à défendre en privé la poll tax, l’un des obstacles majeurs pour les Noirs à l’exercice de leur droit de vote et qui ne fut déclarée anticonstitutionnelle par la Cour suprême qu’en 1966. Mais Nuremberg constituera une ressource militante pour les activistes engagés dans la lutte pour les droits civiques. Cependant, lorsque William Patterson, Paul Robeson et le Civil Right Congress rendirent public en 1951 un document intitulé « Nous accusons l’État de génocide » et lorsqu’une pétition fut adressée aux Nations unies pour obtenir réparation d’un crime « du gouvernement des États-Unis contre le peuple noir », l’inventeur du mot « génocide », qu’il avait fini par faire accepter à Nuremberg, Raphael Lemkin, s’y opposa. S’il aborda, dans son histoire internationale du génocide (qui resta à l’état de manuscrit), le génocide des Indiens d’Amérique, dans le cas des Noirs Lemkin retint pour seul critère celui de « meurtre de masse ». Guillaume Mouralis tente d’expliquer son attitude par sa marginalité dans la société américaine. Récent émigré qui affronta le mépris teinté d’antisémitisme des élites patriciennes conservatrices, Lemkin serait resté inconditionnellement attaché à « sa » cause. Peut-on lui attribuer pour autant, comme à Hannah Arendt, un manque d’empathie pour la cause afro-américaine, en raison du partage chez ces intellectuels exilés « des principes de vision et de division du monde social propres aux élites de la côte Est » ? C’est la thèse de l’auteur. On pourrait revoir cette hypothèse à la lumière d’une appréhension du passé esclavagiste que partageaient à ce moment-là de nombreux antiracistes qu’on ne saurait soupçonner d’indifférence. Le juriste d’origine juive-polonaise Lemkin avait d’ailleurs été immédiatement sensible à la question raciale. Il avait ainsi noté dans ses mémoires (restés à l’état de manuscrit) que, à la vue des toilettes ségréguées dans les gares lors d’un voyage en Virginie en 1942, la comparaison de la situation des Noirs aux États-Unis avec celle des Juifs en Pologne lui était spontanément venue à l’esprit [4].

Le grand succès de l’usage militant de Nuremberg aura finalement été la création dans les années 1960 du tribunal Sartre-Russell, largement inspiré du Tribunal militaire international. Créé en 1963, ce tribunal entendait enquêter sur les crimes de guerre américains au Vietnam et juger leurs auteurs sur la base du droit international défini au lendemain du second conflit mondial. Outre les philosophes Bertrand Russell et Jean-Paul Sartre, s’y trouvaient le dramaturge Peter Weiss, le juriste italien Lelio Basso, des avocats français tels que Gisèle Halimi et Yves Jouffa, ainsi que l’écrivain afro-américain James Baldwin. Quelle qu’ait été la portée – seulement symbolique par la force des choses  – de ce tribunal, il remit en cause la « neutralisation » par les grandes puissances de celui de Nuremberg et justifia ses reprises militantes : « À cet égard, conclut Guillaume Mouralis, le Tribunal Russell prolonge les pétitions afro-américaines en approfondissant le travail d’appropriation subversive du droit et de la forme du procès international ».

Pour autant, Le moment Nuremberg rompt avec la vulgate qui ferait du procès des criminels nazis le point de départ d’une histoire linéaire conduisant « de Nuremberg à La Haye ». Ce fut presque l’inverse. De même Nuremberg apparait-il désormais comme déconnecté du développement parallèle des droits de l’homme. En fin de compte, sa postérité résiderait bien davantage dans son usage militant que dans son prolongement institutionnel.

Il est impossible d’achever ce compte rendu sans exprimer un regret : une telle recherche, destinée à acquérir le statut d’ouvrage de référence, aurait mérité un index.


  1. Guillaume Mouralis, Une épuration allemande. La RDA en procès 1949-2004 (Fayard, 2008).
  2. Par « lawyers », il faut entendre les conseillers juridiques qui entourèrent les juges à Nuremberg. L’ouvrage comprend une étude prosopographique fort éclairante de tous les acteurs du procès.
  3. Guillaume Mouralis cite notamment le tout récent ouvrage de James Q. Whitman, Hitler’s American Model. The United States and the Making of Nazi Race Law, Princeton University Press, 2017.
  4. Une chose a sans doute échappé au correcteur ou à la correctrice, à moins que ce soit de son fait. Tout au long de l’ouvrage, le mot « juif » lorsqu’il s’agit d’un substantif est écrit avec une minuscule. Ainsi, vous avez dans la même phrase (p. 144) les « Noirs », avec une majuscule et les « juifs » avec une minuscule. Il s’agit pourtant de deux substantifs.

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