La fierté des foires

Beat Sterchi, né à Berne, avait trente-quatre ans quand il publia son premier roman en allemand, La vache. Lui qui aurait dû être boucher y racontait le chemin qui mène les bêtes des pâturages aux abattoirs. Un roman réédité, d’une précision sidérante.


Beat Sterchi, La vache. Trad. de l’allemand par Gilbert Musy. Zoé, 475 p., 22 €


Dans Meat, le documentaire de Frederick Wiseman, le spectateur peut assister (non sans un mélange de révulsion et d’indignation) au désossement et à la mutilation de centaines de bovins, transformés, avec force gestes aussi précis qu’implacables, en gigantesques morceaux suspendus à des crochets puis, suivant une chaîne qui les rend prêts à être consommés, ils aboutissent dans des boîtes en carton après avoir été mis sous vide.

Le film de Wiseman a été tourné en 1975, huit ans avant que ne paraisse en langue allemande le premier roman de Beat Sterchi, La vache, mais c’est apparemment la même réalité que donnent à voir les deux œuvres : le chemin qui mène les bêtes des pâturages aux abattoirs. Apparemment seulement, car le documentaire de Wiseman montre aussi le souci de rentabilité dans une usine où tout est industrialisé. La vache de Beat Sterchi fait, si l’on ose dire, le portrait d’une vache, Blösch, la « fierté des foires », la reine, la first lady de l’étable, qui règne sur les génisses, les corrigeant à coups de cornes ou de sabots. Blösch, destinée aux abattoirs, exerce avec d’autant plus d’opiniâtreté sa suprématie qu’elle a face à elle Ambrosio, venu au « pays nanti » (Innerwald) pour travailler à la ferme.

Le lecteur sait que Blösch endurera un calvaire : « Elle était misérable, décharnée, écorchée, les os saillants, la peau pendante, les pis déformés par la machine à traire. Elle sentait le désinfectant à plusieurs mètres, elle sentait l’urine et la vaseline. Un squelette pitoyable qui s’arrêta une fois encore avant la balance pour pousser, dans un grand frémissement qui la parcourut de la queue à la tête, un long meuglement. »

Beat Sterchi, La vache

Quelques dizaines de pages plus loin, c’est au scalpel que Beat Sterchi, traduit par Gilbert Musy avec une exactitude mêlée d’échappées lyriques, décrit des mains (propres) saisissant des couteaux (propres) dans des fourreaux (propres) pour trancher des rognons, désosser des morceaux moins nobles destinés à la fabrication de saucisses… Le lecteur ne manque pas de penser à Soutine, tout en se demandant si un abattage indolore des bêtes de boucherie est envisageable. En un avertissement scandé, la menace lancée contre les bovins se fait entendre : « Je sais qu’ainsi étendue, tu ne feras plus jamais meuh, plus jamais. On va t’attacher une dernière fois avec ce licou. Je sens la sueur dessus, la salive et l’urine ; je sens l’odeur d’étable, de paille et de lait. »

Nous sommes loin ici d’un des chefs-d’œuvre d’Eisenstein, La ligne générale, où la vache Fomka sauve toute une famille, et même un village. La vache apparaît en rêve, comme si elle était le présage d’un bonheur. Elle est coiffée d’un voile de mariée, comme si elle était une bête de bon augure. La paysanne démunie du film, après avoir supplié en vain le koulak, trouve en sa vache un espoir : grâce à elle, la pauvre femme va monter une coopérative laitière et aider tous ceux qui, autour d’elle, sont dans le besoin. Dans le livre de Sterchi, c’est une tout autre réalité qui nous est assénée : « Du lait, il faut qu’elles donnent du lait. Des baignoires de lait ! Et sans trop manger, en tout cas pas pour trop cher. Et qu’elles aient des pis comme une cornemuse et des trayons en fil de fer, ça n’a plus d’importance. Pourvu qu’elles donnent plus de lait que les autres. »

Beat Sterchi, La vache

Beat Sterchi © Yvonne Böhler

Vaches porteuses, vaches sélectionnées et bradées, mais aussi « maladie de Bang », maladie professionnelle des bouchers, des vétérinaires et des agriculteurs : le roman de Beat Sterchi est aussi, sur ce sujet, d’une précision sidérante.

Beat Sterchi avait trente-quatre ans quand il publia La vache. Lui qui aurait dû être boucher s’enfuit de la Suisse pour voyager en Amérique tout en s’initiant aux littératures américaines et hispanophones. Il semblerait qu’il ne supporta pas d’être porté aux nues à la parution de son roman. Il se réfugia en Espagne. « Jamais le sang des bêtes ne séchera sur la page de nos consciences », écrit Claro au début de sa préface. Mais ce qui frappe, c’est le mélange de désarroi, chez Ambrosio l’étranger arrivé au « pays nanti », et de cynisme, chez ceux qui font de la reine de l’étable leur moyen de subsistance, et ne craignent rien, même pas qu’aucun parfum d’Arabie n’ôte l’odeur de sang que laisse la mise à mort.

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