Ginette Kolinka, compagne d’infortune de Simone Veil et de Marceline Loridan-Ivens, a ouvert sa mémoire à Marion Ruggieri pour offrir à tous ce livre de souvenirs, ceux d’une jeune fille juive emportée à moins de vingt ans dans le vent mauvais de l’Histoire qui devait la conduire jusqu’à Auschwitz-Birkenau. Montrer l’horreur ? Certes, mais une bonne dose d’humour est là pour défier la mort et rappeler que la boussole reste obstinément orientée du côté de la vie.
Ginette Kolinka avec Marion Ruggieri, Retour à Birkenau. Grasset, 110 p., 13 €
Témoigner, laisser à la postérité une trace écrite de ce qu’on a vécu, est nécessaire quand les actes antisémites sont de retour, quand se fait entendre la parole insidieuse qui nie ou relativise la réalité des camps et relègue le crime dans les marges. Le récit de Ginette Kolinka vient à point contribuer à l’édification progressive d’une mémoire toujours vivante derrière la rigidité des monuments et des plaques commémoratives.
Impossible de prétendre que tout a été dit sur la déportation et les massacres qui défient l’entendement des hommes. La littérature, la poésie, la philosophie ont beau s’emparer du sujet, les cinéastes, les peintres et même les auteurs de bandes dessinées accourir à la rescousse, quelque chose, toujours, se dérobe. Et c’est là qu’interviennent les témoins directs, chacun d’eux déclinant de sa propre voix un récit tantôt différent, tantôt concordant, qui donne sa chair à l’Histoire : des rescapés, qui ont accepté au fil du temps de rompre le silence qu’ils s’étaient imposé au retour des camps pour sortir peu à peu de l’anonymat protecteur qui leur avait permis de reprendre pied dans la vie.
Ginette Kolinka est du nombre, convaincue par l’urgence de s’adresser aux générations trop jeunes pour avoir connu la Seconde Guerre mondiale : rencontres dans les établissements scolaires, voyages dans les camps de concentration devenus lieux de mémoire, autant d’échanges et de témoignages précieux qui survivront grâce aux techniques permettant de tout conserver et de tout mettre à la disposition du public. Cela suffit-il à nous protéger du malheur, à éviter la reproduction de telles horreurs ? Certes non, mais on répète souvent qu’il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer…
Ginette Kolinka a attendu longtemps avant de pousser la porte de l’Union des Déportés d’Auschwitz et de rejoindre ceux qui visitent les écoles et escortent les classes jusqu’à Birkenau. Quand elle est sur place, tant d’années plus tard, elle peine à faire coïncider l’image avec son propre souvenir, et s’indigne des transformations apportées pour la commodité du visiteur. Des pavillons d’habitation jouxtent les lieux, on peut même croiser une joggeuse qui court sur une cendrée à la fois maudite et sacrée. Alors, pour voir, pour parler, Ginette Kolinka ferme les yeux.
Car, si l’image est importante, elle n’est rien sans la parole qui lui donne son sens et empêche qu’on la détourne. Débusquer l’indicible, le traquer à travers les mots de la langue : quand les choses sont bien dites ou bien écrites, elles trouvent toujours une corde à faire vibrer. Surtout quand le sourire, plus fort que l’épouvante, sait conserver ses droits.
Le témoignage de Ginette Kolinka, d’une grande pudeur, est au plus près des choses, telles qu’elle les a vécues. Lorsqu’elle raconte avoir voulu demander de l’ambre solaire et des maillots de bain pour l’été alors qu’elle quittait la prison des Baumettes pour Drancy, on comprend à quel point une jeune fille de dix-neuf ans ne pouvait pas même soupçonner la brutalité du sort qu’on lui destinait : naïve si l’on veut, elle est dans le vrai, elle se révèle humaine, incapable d’imaginer quelle barbarie est à l’œuvre. Cette même « naïveté » la poussait encore, à l’entrée du camp, à encourager son père et son frère à monter dans le camion qui les menait droit à la chambre à gaz alors qu’elle croyait leur éviter une marche difficile : si elle ne l’avait pas fait, le résultat aurait été identique, mais la culpabilité ne s’efface pas.
C’est dire qu’au camp la plus évidente humanité perd tout de suite droit de cité. La survie passe par l’abandon des sentiments qui peuvent avoir cours ailleurs : on connaît déjà cette « zone grise » dont parlait Primo Levi. Mais, dans un univers où sauver sa peau devait compter plus que tout, Ginette Kolinka signale aussi ces quelques lueurs de solidarité où l’essentiel était sauvegardé, tel ce « festin » partagé à Bergen-Belsen autour d’un tonneau d’orge sucré dérobé par Marceline Loridan.
Si Ginette Kolinka s’en veut, aujourd’hui encore, de la manière brutale dont elle a annoncé à sa mère que ni son mari ni son fils ne reviendraient, cela signifie-t-il qu’on avait tué en elle tout sentiment, comme elle le prétend ? Restent les cauchemars, et la dépression dont elle avoue avoir souffert une fois rentrée.
Elle passe pudiquement sur son sort personnel : « Je serai malade pendant trois ans, et la nourriture sera ma seule obsession » pour mettre l’accent sur le côté positif de son retour à la vie : « J’ai de la chance, mes sœurs ne me traitent pas comme une déportée ». Et elle reprend rapidement sa place derrière l’étal du marché où la famille travaille, elle ne racontera rien, pendant longtemps, renouant avec le cours « normal » de l’existence d’une jeune femme.
Avec beaucoup de cœur et de talent, Marion Ruggieri a permis aux souvenirs de Ginette Kolinka de s’égrener dans ce livre avec une impressionnante justesse de ton. Même s’il témoigne de l’horreur, il est aussi tourné vers l’avenir et insuffle une discrète bouffée d’optimisme, preuve supplémentaire qu’il ne faut jamais désespérer.