Il pleuvait sans cesse sur Brest

Comment réinventer ce qui n’existe plus ? Les événements que l’on n’a pas vécus, les personnes que l’on n’a pas connues ? Avec son nouveau livre, Le cœur est une place forte, précédé d’une préface de Dominique Sampiero, Marie-Hélène Prouteau nous apporte sa réponse. Par le biais d’une sorte de saga familiale, c’est toute une époque, celle de la première moitié du XXe siècle embrasée par deux guerres, qu’elle nous restitue au fil d’une écriture vivante, précise et imagée, qui sait nous rendre palpable le vécu dans ce qu’il a d’intime.


Marie-Hélène Prouteau, Le cœur est une place forte. Préface de Dominique Sampiero. La Part Commune, 148 p., 14 €


Tout commence par un livret militaire. Il est posé là, sur la table de l’écrivaine. C’est celui du grand-père, Guillaume, décédé avant sa naissance. Ce livret a une histoire. Il a été perdu par son aïeul pendant la bataille de Maissin, en août 1914, et retrouvé presque par hasard en 1961, longtemps après le décès de Guillaume. C’est ce livret, aux « feuillets fatigués qui ont la douceur du chiffon » mais où il n’y a quasiment rien d’écrit, que Marie-Hélène Prouteau va chercher à faire parler. Ce qui était une relique à laquelle il ne fallait pas toucher, conservée précieusement derrière une vitrine par la grand-mère, va devenir, à la disparition de celle-ci, un album dont il faut remplir les pages muettes, et même, au fur et à mesure que s’accumulent les souvenirs en même temps que les feuillets, un double album.

Avec ce recueil, au sens de recueillement et d’accueil, voilà l’auteure lancée dans sa quête. Et d’abord il s’agit d’inventer le grand-père. Dans une sorte de rêve éveillé, elle imagine sa silhouette vue de dos, à Brest au moment du départ pour la guerre, puis Guillaume se retourne : « Dans son regard, la lumière qui monte en mille éclats de l’immense rade. Le cœur serré de quitter les siens, elle, le gamin et celui qui va naître. Il garde en lui l’odeur des chevaux du côté des granges. Le vent qui, par l’ouest au verger, vient affoler les rangs de pommiers en fleurs. Le frisson des avoines qui annonce l’été. Dans quelques minutes le train va démarrer… »

Marie-Hélène Prouteau, Le cœur est une place forte

Dans l’album I, intitulé « Revenance », c’est l’itinéraire de ce grand-père qu’elle va reconstituer, et avec lui son régiment d’infanterie, de Brest jusqu’en Wallonie où eut lieu la terrible bataille de Maissin, avec pour témoin silencieux le livret militaire de Guillaume, enrichi de documents d’archives, du Finistère et de Belgique, et d’autres sources qu’elle a pu recueillir. Ce faisant, c’est moins à la grande Histoire qu’elle s’intéresse qu’à la petite histoire, celle des humbles, des oubliés, comme ces jeunes filles du village qui « s’occupent à soulager, soigner les blessés des deux camps » ou cet adolescent de quinze ans, réquisitionné pour enterrer les innombrables morts sur le champ de bataille et enlever les blessés, souvent agonisants.

La voix de Marie-Hélène Prouteau se fait élégiaque quand elle évoque les vers du poète anglais Wilfred Owen, qui sera tué à Ors pendant la bataille de la Somme. Elle sait jouer admirablement des contrastes quand elle décrit ce soldat qui profite d’un moment d’accalmie dans l’horreur pour inscrire son nom dans l’écorce d’un hêtre : « Cette expérience fugace, il l’a inscrite dans le bois pour tenir sa ligne de vie à la verticale. Pour conjurer la mort qui pointait, il a senti dans ses mains l’ombre plénière des sapinières si nouvelles pour lui. S’est souvenu de la patience des roselières de la Loire, parsemées de chevelures d’algues… Deux heures plus tard, le soleil était haut. Le soldat Henri s’est retrouvé catapulté dans la bataille de Maissin… Dans les champs de l’été quand la vie se tranche d’un coup de baïonnette. »

Dans l’album II, « Sous les pierres, la mémoire », Marie-Hélène Prouteau accueille « la mémoire des choses enfouies ». C’est là qu’elle creuse, dans les gravats, les ruines, les éboulis, tous ces débris ramenés au présent grâce aux « cartes postales de jadis, photos, reproduction de tableau, poèmes, pages de livres ». Á partir d’une gouache de Pierre Péron, Les racines enfouies. Nous avions une ville, qui représente Brest sous deux angles, en bas la ville détruite, en haut celle reconstruite, elle nous entraîne dans une méditation où les souvenirs d’enfance,  « choses vues et entendues », se mêlent à la description du tableau. S’il s’agit là essentiellement de Brest, en grande partie détruite à la fin de la dernière guerre, elle évoque aussi d’autres villes, en d’autres lieux (Alep, Sarajevo) et d’autres temps (Ur), « fragment de mémoire de partout », et toujours les mêmes carnages, la même folie des hommes.

Marie-Hélène Prouteau se souvient de sa jeunesse dans cette ville portuaire, face à l’Atlantique, « un pays natal de gravats et d’épaves, ton legs au commencement » où se mêlent la poussière des démolitions et l’odeur du ciment frais de la reconstruction. Cette partie du livre est aussi un voyage dans la poésie, inauguré par le poème de Prévert, « Barbara », dont la musique intérieure a accompagné son adolescence et qui, à l’instant où elle écrit, fait naître en elle images et questionnement sur Brest, avant et après la guerre : que sont devenus… C’est aussi le vers d’un poème – « Après-midi avec cirque et citadelle » – du recueil de Paul Celan La rose de personne qui a donné son titre à son propre livre : « Le cœur est une place forte ». Celan a écrit ce poème en 1961, alors qu’il était en vacances près de Brest. Il regarde la mer, le ciel, la mouette au-dessus de la grue ; il pense à Mandelstam et le voit apparaître dans sa vision.

Marie-Hélène Prouteau décrit la scène, la vit avec intensité, un remorqueur, un cirque, des genêts le long du sentier côtier. Elle imagine Celan se remémorant son passé dans sa Czernowitz natale et martyrisée. Le cœur est un lieu de résistance. « C’est le cœur qui prend le maquis », nous dit-elle. Elle conclut : « Il faut savoir se prêter au rêve. Saisir la petite flamme inexpulsable de la vie qui y résiste. »

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