Lorsqu’on jette un regard sur l’œuvre prolixe et attachante de Leïla Sebbar, on trouve une vigie, une sentinelle, un œil en faction qui ne contemple et ne reflète que la femme. La femme maghrébine, arabe, kabyle, algérienne. Avec des rapports d’enquête aux titres éloquents : Les femmes au bain, Une femme à sa fenêtre, Les Algériennes au square, Sur la colline, Sous le viaduc… Toute la condition de la femme en terre d’Islam ou en patrie d’exil est passée au crible, sur fond de violence et de terreur que résume le récent recueil L’orient est rouge (Elyzad, 2017), ensemble de récits des années de sang et de terreur islamiste. Et voilà qu’aujourd’hui ce regard s’étrécit et se tend sur le seul lieu où la femme exerce encore sa liberté : Dans la chambre… « La plus petite parcelle du monde… la totalité du monde », comme le disait naguère, dans une conférence sur le jardin, Michel Foucault.
Leïla Sebbar, Dans la chambre. Aquarelle et dessins de Sébastien Pignon. Préface de Michelle Perrot. Bleu autour, 126 p., 15 €
Ici nous sommes encore en Algérie, à Alger, Oran, Constantine, Tipaza, ou plus au sud à Bou-Saada dans l’ombre d’Isabelle Eberhardt, figure tutélaire à laquelle Leïla Sebbar a consacré un récit magistral, Isabelle l’Algérien (Al Manar-Alain Gorius, 2005). Là c’est la France, Marseille, Toulon, Rochefort où plane l’ombre de Pierre Loti, et puis Clermont-Ferrand, Lille, Lyon et, bien sûr, Paris. Et plus loin encore, dans le sang du délire islamiste, la réclusion des femmes « entre le Tigre et l’Euphrate, deux noms si beaux pour un malheur si grand ». La réclusion est partout, comme dans L’enlèvement au sérail où Mozart & Gottlieb prêtent tout de même quelque noblesse de cœur au tyran mâle. Elle peut même être cette prison du vêtement, voile intégral d’une « femme sans visage » qui fait si peur à l’enfant qu’elle croise : est-ce le diable ? Mais aussi prison de la prostitution, avec maints portraits de ces femmes abusées, recluses, exploitées, « poupées » ou « odalisques » que l’actualité nous jette au visage sous le nom d’« esclaves sexuelles ».
On sait que Leïla Sebbar est une flâneuse des rues, une marcheuse opiniâtre, une curieuse de ce monde des cités, des vilains quartiers et de ces coins de France où l’on « n’aime pas tellement les Algériens ». Au passage, à Belleville, elle nous fait entendre la voix de ces juives « tunes », trop vieilles pour rejoindre leurs enfants en Israël où l’on parle une langue qu’elles ne parleront jamais.
On sait que pour Leïla Sebbar, qui ne parle pas la langue de son père – titre de l’un de ses meilleurs essais –, la langue est « un chant secret ». Elle brosse d’ailleurs, ici et là, sa propre enfance, celle de l’aînée d’un couple d’instituteurs dans le Sud algérien – Aflou, où Leïla est née, aux crêtes du Djebel Amour le bien nommé –, puis à Hennaya aux portes de Tlemcen, la ville riante aux mille cascades. Et la singularité de son algérianité : « Je suis la fille de l’étrangère, la Française qui habite la maison d’école, celle qui s’est mariée avec un Arabe. C’est une folle. Ses enfants sont des bâtards et ses filles, des filles de pute. Si l’une d’elles marche sur le chemin, ils l’enlèveront pour la niquer dans la grotte… Elle sait le geste obscène des garçons… et les cris âpres, les rires violents, obsédants, qui donnent au geste répété comme à l’infini le tremblement de la terreur et du meurtre d’amour, du meurtre sacrificiel. »
Voilà pour l’aveu, mais d’autres récits nous montrent cette grotte où s’est réfugiée la fille du colon enlevée par le chef de tribu, amours impossibles, condamnées. Et tant de filles au fil des pages se retrouvent, tantôt à la Maison Bleue qui n’est qu’un bordel de luxe, tantôt dans la sordide chambre des lieux d’abattage. La prostitution est la composante majeure de ce constat d’humiliation et de violence faites aux femmes. En écho à La prostitution coloniale (Payot, 2003), parcours des bordels de l’Algérie française, de l’historienne Christelle Taraud avec qui Leïla Sebbar collabora dans l’ouvrage Femmes d’Afrique du Nord (Bleu autour, 2002). Reste, quand même, la transfiguration des grands orientalistes, comme Pierre Loti, et des peintres, ici Delacroix et ses Femmes d’Alger dans leur appartement, là Gustave Guillaumet et sa Source du figuier, à qui a rendu hommage l’exposition « L’Algérie de Gustave Guillaumet » (Roubaix, 9 mars-2 juin 2019). Et saluons aussi le grand talent de Sébastien Pignon qui signe là de beaux croquis et une magnifique aquarelle.
Ce sont les pages heureuses de ce livre qui, finalement, reflète le regard de la mémorialiste : là-bas, l’Algérie, ses drames, et cette terrible guerre fratricide qui a forcé à l’exil tant de jeunes pousses prometteuses, et puis la France, avec ses Chibanis qui font claquer les dominos sur le bois des cafés, avec ses jeunes ombrageux, ces frères qui veillent sur l’honneur de leurs sœurs. Et puis c’est cela finalement que l’on retient, la femme, son sexe, cette malédiction dès lors que toute liberté est en berne : « Qui dit que c’est la honte d’aimer ? » Leïla Sebbar est, d’un bout à l’autre de son œuvre, la plus fervente des féministes, répétant comme un mantra dans ce livre, aussi magistral qu’émouvant : « J’entends les voix des femmes arabes »…