La littérature et les criminels

Dès lors qu’un écrivain prétend rendre compte du réel, la tentation est grande de se confronter avec ce réel brut qu’est censé constituer un fait divers – c’est-à-dire un crime. Les naïfs diront qu’il a manqué d’imagination ; les instruits feront remarquer que le plus brut des faits divers contient déjà beaucoup de littérature, même si ce n’est peut-être que celle destinée aux pauvres. Entre le réel et le fictif, la frontière manque pour le moins de clarté.


Frédérique Toudoire-Surlapierre, Le fait divers et ses fictions. Minuit, 186 p., 18 €


Frédérique Toudoire-Surlapierre, Le fait divers et ses fictions

Frédérique Toudoire-Surlapierre © Patrice Normand

Les physiciens comme les historiens sont souvent amenés à s’interroger sur ce qu’il convient de tenir pour un fait et cette question peut avoir un enjeu considérable. Un exemple, simple à comprendre et impossible à surmonter, pourrait être la définition de la Seconde Guerre mondiale. Juridiquement, elle commence pour la France le 3 septembre 1939 et s’achève avec l’armistice du 22 juin 1940, après moins de deux mois d’opérations militaires effectives. Ensuite, ce que nous appelons « Résistance » pourra être juridiquement considéré par l’occupant et ses amis comme du terrorisme et donc relever des tribunaux. Si l’on refuse de s’en tenir à la définition juridique, on entre dans des difficultés théoriques considérables, que manifeste encore de nos jours la divergence entre tous les pays concernés pour dater le début et la fin de ce conflit.

Ce que l’on appelle « fait divers » ne pose pas de problème de ce genre car cela relève d’une rubrique journalistique, celle que les Italiens appellent « chronique ». On n’a pas à se demander ce qui a eu lieu ni même si quelque chose a eu lieu : le fait est avéré puisqu’un article de presse lui est consacré. Si se pose une question théorique de définition, elle relève de la déontologie du journaliste et de la responsabilité de son rédacteur en chef. On peut bien sûr s’interroger sur le lien entre la ligne politico-commerciale d’un organe de presse et l’importance qu’il attribue à sa rubrique des « faits divers », ou ironiser sur les variations saisonnières en vertu desquelles il y a davantage de crimes horribles en août qu’en octobre.

Pour le fait divers, tout commence avec cet article de presse, qui le mentionne et le raconte. Après que le journaliste a raconté tel horrible assassinat, il peut se faire que des écrivains s’en emparent à leur tour. Ce faisant, ils ajoutent une narration à une autre, et la différence des deux est problématique. Il arrive que le journaliste qui a raconté le fait divers veuille par la suite lui consacrer tout un ouvrage ; devient-il pour autant écrivain ? Et comment considérer l’article de presse qu’un écrivain patenté va écrire sur un fait divers, comme fit Marguerite Duras, dans Libération, à propos de « l’affaire Grégory » ?

Il serait simple et rassurant de distinguer le journaliste de l’écrivain en disant que le premier doit s’efforcer à l’objectivité en s’en tenant à ce qu’il peut savoir des faits, tandis que le pacte littéraire autorise le second à s’affranchir de pareilles contraintes. Les lecteurs attentifs du fameux article de Marguerite Duras savaient bien qu’elle laissait parler son imagination plus que les documents. Elle ne s’en cachait  pas mais prétendait utiliser ainsi des moyens d’écrivain pour rendre une réalité humaine. C’était aussi l’ambition affichée par Emmanuel Carrère quand il s’efforça de comprendre l’assassin Jean-Claude Romand. Dans les deux cas, l’écrivain prend vigoureusement parti, Marguerite Duras pour accuser la mère du petit Grégory, Emmanuel Carrère pour donner une image positive de la personnalité de Jean-Claude Romand. Dans ce dernier cas, on peut penser que le livre de l’écrivain aura eu un effet très concret puisque Romand – qui n’a jamais nié sa culpabilité – va bientôt sortir de prison malgré sa condamnation à la perpétuité il y a un quart de siècle.

Emmanuel Carrère a insisté sur le coût qu’avait eu dans son existence le travail affectif qui a abouti à la publication de L’adversaire. Truman Capote a lui aussi mesuré le coût personnel d’une telle démarche d’empathie avec des assassins, à ceci près qu’elle lui a procuré une notoriété mondiale : aucun de ses autres livres n’a connu un succès comparable à son De sang-froid. Du point de vue précis du fait divers, les deux interventions littéraires diffèrent de manière non négligeable. Carrère s’est intéressé à un cas dont la presse avait déjà abondamment parlé, à cause de l’énormité de l’assassinat, de ses circonstances, de la personnalité de l’assassin. En revanche, le fait divers auquel s’est intéressé Truman Capote serait sans doute passé inaperçu des autres que lui – il n’y avait eu qu’un entrefilet dans le New York Times – sans son livre, tout le travail d’empathie qu’il a fourni, l’amitié qu’il a tissée avec les deux assassins, au point d’assister à leurs exécutions. Est-ce un journaliste ou un écrivain que le New Yorker envoya dans le Kansas pour y « étudier les répercussions » d’un quadruple assassinat « sur la petite ville » où ce fait divers avait eu lieu ?

Il arrive que l’intervention de l’écrivain ait moins d’effets, tant sur lui-même que sur la façon dont finirent par être considérés les assassins en cause. Ce fut le cas de Marcel Proust, quand il écrivit un article de presse sur « les sentiments filiaux d’un parricide ». Proust n’était encore connu que par quelques billets publiés dans Le Figaro, ce n’est donc pas à proprement parler l’écrivain qui s’exprimait alors, mais l’ami du jeune parricide, qui cherchait à relativiser le comportement de celui-ci. Et cet article lui-même aurait été perdu pour la mémoire collective comme sont perdus ceux des journalistes, si Proust n’était devenu ensuite le plus grand écrivain français du XXe siècle.

Un autre cas de figure, particulièrement troublant, est celui où l’écrivain est lui-même le fait divers. Il en est allé ainsi de l’affaire Henri Girard. Quatre personnes passent la nuit dans le lieu clos que constitue un château dont les portes sont fermées de l’intérieur ; trois d’entre elles sont assassinées à coups de serpe ; la quatrième est indemne et n’a rien entendu. En toute logique, les soupçons se portent sur ce miraculé. Ils sont aggravés par l’étrange comportement de ce fils qui ne paraît guère s’émouvoir de la mort atroce de son père, de sa tante et de la domestique. Le suspect n’a jamais avoué mais la cause paraît entendue : après dix-neuf mois de prison, il est traduit devant la cour d’assises de la Dordogne, le public l’insulte et crie à la guillotine. On est en 1943, la peine de mort existe encore, l’atmosphère nous paraît celle d’un film de la Continental. Et voici que le suspect est acquitté sous les applaudissements du même public qui, quelques jours auparavant, réclamait sa tête. Ce n’est pas qu’aurait été identifié le véritable assassin, juste l’étonnante efficacité de l’avocat. Celui-ci, Maurice Garçon, déjà célèbre comme avocat, vient d’être élu à l’Académie française – il est donc écrivain et sa plaidoirie peut être jugée du point de vue de l’efficace d’un texte littéraire. Comment on fabrique un innocent avec un coupable évident.

Une fois libéré, celui-ci va prendre un pseudonyme et devenir lui-même un romancier connu sous le nom de Georges Arnaud, le prénom de son père assassiné et le nom de jeune fille de sa mère. Son Salaire de la peur lui a conféré la célébrité mais il a publié bon nombre d’autres livres. Ce sont des romans, non des confessions ou des justifications, mais il est possible de tenter d’y lire des allusions à la situation qui fut la sienne, accusé de parricide et innocenté grâce au talent littéraire de son avocat. Nous ne saurons sans doute jamais s’il était vraiment innocent et la question a suscité à son tour plusieurs livres, du vivant même de Georges Arnaud et encore après son décès.

Une telle question ne se pose même pas quand l’assassin revendique son forfait et le fait sur un mode littéraire. Ainsi de Pierre Rivière qui a égorgé à coups de serpe sa mère, sa sœur et son frère, et qui a écrit tout un livre commençant par ces mots, pour décrire ce que lui-même qualifie de « monstruosité ». Non seulement le parricide a raconté son forfait mais l’intention de l’écrire en a précédé l’accomplissement. On n’est plus dans la situation d’un Emmanuel Carrère ou d’un Truman Capote cherchant la plus grande empathie possible avec des auteurs d’horribles forfaits, la question devient cette fois de savoir s’il est légitime de publier ce livre après un siècle et demi de sommeil dans les Annales d’hygiène publique et de médecine légale. Michel Foucault a choisi de le faire, fasciné que Pierre Rivière puisse ainsi être considéré comme doublement « auteur » : du massacre et du livre. La question devient dès lors celle de cette fascination même, que revendique le philosophe célèbre et sur laquelle il joue.

Frédérique Toudoire-Surlapierre montre bien par de tels exemples la manière dont la littérature fait l’expérience des limites de la fiction. Car on est dans une tout autre situation que celle de Stendhal trouvant dans un fait divers l’intuition initiale de ce qui deviendra Le rouge et le noir. Les écrivains – tous du XXe siècle – à qui elle s’intéresse entretiennent une relation beaucoup plus trouble avec le fait divers auquel la plupart d’entre eux ont consacré une énergie considérable, non pour s’interroger sur la culpabilité ou l’innocence mais pour entrer en empathie avec la mentalité d’un assassin avéré. Même Georges Arnaud ne s’interroge pas sur l’innocence ou non de l’accusé puisque, par définition, il sait sans l’ombre d’un doute si Henri Girard est ou n’est pas l’assassin. Tous ces écrivains ont été fascinés par des assassins – même Marguerite Duras : son article ne visait pas à accuser mais à tenir pour acquise la culpabilité de la mère du petit Grégory et à tenter de justifier cet acte. D’où le « forcément sublime », une formule qu’auraient pu faire leur tous les écrivains étudiés dans ce livre. Peut-on parler de « manipulation de l’opinion » ? Tout est là !

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