Un choix varié pour notre chronique collective : La Femelle du Requin fête son numéro 50 en fanfare, les classiques Europe et Critique remettent en lumière Dotremont et Jocelyn Benoist, pendant que l’élégante Reliefs se consacre aux sommets et que les Cahiers Georges Bataille sortent leur « Dictionnaire critique ».
La Femelle du Requin, n° 50
Maldoror regrette de ne pas être le fils de la femelle du requin. « Je ne serais pas si méchant », affirme-t-il contre la plume agitée de son mystérieux père. Qu’à cela ne tienne, la femelle du requin s’est fait un nom et s’est muée depuis vingt-trois ans en « Revue de littérature et cétacés », pour accoucher de cinquante magnifiques numéros, soit près de soixante-six rencontres d’écrivains, et plus de deux numéros par an. Joyeux anniversaire, belle Femelle !
Pour célébrer son beau quinqua de requin au féminin, il fallait trouver deux écrivains à la hauteur du squale. Le tour est joué avec deux grands entretiens menés avec Jacques Abeille, auteur presque secret, « fou littéraire », et Richard Powers, dont on perçoit toute l’émotion et l’intelligence. Les photographies de Jean-Luc Bertini, portraits en noir et blanc qui scandent et éclairent les paroles des deux auteurs, captent la profondeur des regards de chacun. La Femelle du Requin offre de véritables rencontres.
« Rien ne se fait que par rencontre », affirme d’ailleurs Jacques Abeille citant Montaigne avec malice dans son entretien. Inventeur du cycle des Contrées avec Les jardins statuaires et Le veilleur du jour (1982, réédité en 2016 au Tripode), auteur foisonnant des Barbares ou de La barbarie (2011), pour ne citer que ces ouvrages, Jacques Abeille se confie sans ambages : « contrairement aux apparences, je ne suis pas un homme de mots ». Il évoque ainsi son rapport à l’espace, aux voyages, au dessin, aux femmes. La magnifique couverture de ce cinquantième numéro, où se dresse une statue de pierre d’une femme nue portant une jarre au cœur d’une forêt, nous rappelle aux « contrées du rêve » (Sébastien Omont) de Jacques Abeille, et à l’érotisme mystérieux des Jardins statuaires, où se forment d’obscurs « objets de désirs » (Gabrielle Napoli).
Rencontre encore, toute en empathie, avec Richard Powers, auteur en 2018 de L’Arbre Monde (The Overstory), lauréat du prix MacArthur en 1989, et du prix Pulitzer en 2019. Richard Powers évoque son rapport à la science, à l’histoire, mais encore à l’émotion, à la musique ou à la ségrégation raciale. La Femelle du Requin entre dans le détail, creuse, et nuance ses questions, tandis que l’auteur prend le temps de répondre. À ces moments passés en compagnie des auteurs s’ajoutent de belles lectures offrant un recul critique. Christian Casaubon s’attache ainsi à la question du chaos dans l’œuvre de Powers, tandis qu’Adeline Chave décrit la traversée procurée par la lecture du Temps où nous chantions.
Mais ce n’est pas tout ! Pour ses vingt-trois ans et ses cinquante numéros, trente-sept auteurs évoquent un livre choisi dans leur bibliothèque. On appréciera l’éclectisme et la liberté de cette liste où l’on retrouve les écrivains célébrés par La Femelle du Requin. On voyage et l’on se prend à rêver devant l’amour de Pierre Bergounioux pour l’Étude des gîtes minéraux de France, l’admiration de Georges-Arthur Goldschmidt pour Ernesto d’Umberto Saba, l’hommage de Marie-Hélène Lafon à Mathieu Riboulet et son Corps des anges, pour ne citer qu’eux.
Le numéro 50 de La Femelle du Requin se butine et se savoure. On y rêve, on y voyage au fil des mots, des voix et des images, et l’on se plaît à deviner qui seront les prochains auteurs rencontrés et dévorés. Il semblerait que le site de la revue nous donne quelques indices… J. B.
Plus d’informations sur le site de La Femelle du Requin.
Critique, n° 862
Ce numéro de Critique est consacré aux travaux du philosophe Jocelyn Benoist. Il présente, à travers diverses contributions auxquelles s’ajoute un entretien avec l’auteur, son œuvre comme une forme inédite de réalisme. Le réalisme en philosophie a eu ses heures de gloire. Dans le passé on a appelé « réalistes » des philosophes comme Platon, Aristote, Thomas d’Aquin, Descartes ou Thomas Reid. Au début du XXe siècle, divers courants philosophiques se sont réclamés d’un « nouveau réalisme » : au sein de la philosophique analytique naissante, G. E. Moore et Russell avec leur « réalisme analytique » contre les hégéliens anglais, chez les brentaniens en Autriche et en Allemagne, chez le jeune Husserl, chez les Américains avec le « New Realism » de Roy Wood Sellars, puis chez les phénoménologues de l’école polonaise, rétifs au tournant kantien pris par Husserl à partir de 1913, comme Twardowski ou Ingarden.
Par la suite, le réalisme, à fois en ontologie et en théorie de la connaissance, n’eut plus la cote : les Français, tout embourbés dans leur spiritualisme et leur bergsonisme, n’eurent longtemps comme alternatives que le réalisme néo-thomiste de Gilson et le cartésianisme idéaliste de Brunschvicg. Après la Seconde Guerre mondiale, on leur proposa l’idéalisme sartro-merleau-pontiaque, qui prétendait dépasser toutes les oppositions métaphysiques en prenant le parti pris des choses. La confusion ne cessa pas avez le structuralisme et ses suites, qui prenaient leurs références chez Nietzsche et Heidegger, et qui proclamèrent, dans une veine postmoderniste, l’idée que le monde est un texte ou une fable, et le relativisme tous azimuts. S’éveillant quarante ans plus tard de leur sommeil dogmatique, certains antiréalistes de la veille devinrent des réalistes du lendemain.
Il semble qu’il n’y ait quasiment personne aujourd’hui qui ne prête serment de réalisme : les uns se disent partisans du réalisme « spéculatif » (qui ressemble furieusement à la doctrine de l’Absolu de Schelling), d’autres d’un réalisme « dynamique », d’autres encore d’un « nouveau réalisme » qui renverse, comme dans une tarte tatin, le postmodernisme. Même Bruno Latour, chantre jadis d’un postmodernisme échevelé, se dit à présent réaliste scientifique. Où situer alors le réalisme de Benoist ?
À la lecture de ce numéro de Critique et des descriptions qui sont données du « réalisme » de Jocelyn Benoist, il est très difficile de rattacher sa doctrine aux formes de réalisme dont on parle habituellement en philosophie. S’agit-il du réalisme quant au monde extérieur ? Sans doute pas, si l’on en croit Markus Gabriel, auteur par ailleurs d’un livre intitulé Pourquoi le monde n’existe pas, qui déclare son profond accord avec Jocelyn Benoist dans le rejet du « vieux réalisme métaphysique ». Serait-ce le réalisme quant aux entités abstraites ou quant aux concepts, de type platonicien ou aristotélicien ? Sans doute pas, puisqu’on apprend que notre auteur tient les concepts pour des « normes » qui sont imposées par nos pratiques contextuelles de discours. Les objets eux-mêmes, nous dit-on, sont des normes. Mais si les normes sont faites par les humains, comment peut-il y avoir des objets et des concepts objectifs ? On ne le sait pas. Le réalisme de Benoist est-il une forme de ce qu’on appelle « réalisme de la perception », à la manière de Thomas Reid ? On pourrait le penser, car on nous dit qu’il considère, à l’instar de Charles Travis, les sens comme « silencieux » et rejette l’idée selon laquelle la perception serait comme un voile nous séparant du réel. Mais on nous dit aussi que le sensible bruit : « Il n’y a pas d’autre langage du sensible que le bruit qu’il fait ». Notre auteur, soulignent ses commentateurs, réalise l’exploit de soutenir à la fois qu’une réalité transcendante et extérieure à l’esprit n’a pas de sens et que nous sommes « toujours déjà de plain-pied dans le réel », « choses au milieu des choses » et que « la réalité est ce qu’elle est, ni plus ni moins ».
Quand on apprend encore que le réalisme de Benoist est aux antipodes d’un réalisme scientifique, selon lequel la connaissance scientifique porterait sur un réel indépendant, mais qu’il s’agit néanmoins de « rendre justice aux choses », on a bien l’impression qu’il reproduit, avec des vêtements empruntés à Wittgenstein et force métaphores plus obscures les unes que les autres, la forme d’idéalisme qu’ont défendue nombre de philosophes français, de Bergson à Merleau-Ponty et aux phénoménologues contemporains, et que le réalisme « à l’état vif » en question est une forme de VIF (Vieil Idéalisme Français). À moins que Benoist ne soit « réaliste » qu’au sens où jadis les murs de Mai 68 proclamaient : « Soyez réalistes, demandez l’impossible ». P. E.
Le numéro de mars de Critique est disponible en librairie et sur abonnement. À noter le colloque sur la revue à Cerisy-la-Salle du 14 au 21 juin.
Europe, n° 1079
Le numéro que consacre Europe à Christian Dotremont (1922-1979), artiste somme toute peu connu en dehors des cercles d’Yves Bonnefoy, est opportun. Il restitue à ce personnage secret, chétif et obstiné sa dimension d’inventeur et de promoteur de groupes. Dotremont était passé par Paris sous l’Occupation en un temps où il se sentait proche d’Éluard et pensait à la NRF. De retour en Belgique, il fonda la revue Surréalisme révolutionnaire puis, avec La main à la plume, il investit la réalité du texte, son inscription dans le degré zéro de la pratique de l’artiste, son geste – sens et création –, dans une certaine filiation de la Critique de la vie quotidienne d’Henri Lefebvre (1947). Pourfendeur acharné des routes tracées et des académismes divers, il a inventé Cobra en regroupant, selon l’axe Copenhague-Bruxelles-Amsterdam, des artistes indépendants comme Asger Jorn, Karel Appel, Corneille, Ubac, les Kemeny, Alechinsky et bien d’autres. Lui-même passa à ses Skrifterier (des scribouilleries) qui veulent occuper le papier, fondant le poème illisible à l’encre de chine sur des papiers calques. Quant à la parole, il en dit la dislocution : « et s’il y a un discours, eh bien, disloquons – ou plus exactement laissons naître le discours – et sa dislocation » (1972), tandis qu’il confiait à « la pureté du froid » de l’extrême nord ses « logogrammes ». Sa pratique « pour une poésie debout » devint alors la performance de dessins de mots et de poèmes faits de glace et de neige aux confins de la Norvège, de la Finlande et de la Russie.
Cette intensité, cette audace, sont très sensibles dans ce volume qui présente ce solitaire radical organisateur de groupes. Quelques inédits, des témoignages, de la rue de la Paille (près des Sablons à Bruxelles) à ses compagnonnages et plus encore aux archives des veuves de ces protagonistes, le montrent parfaitement fidèle à ses prérequis : partir mais ne pas prendre la route dessinée, jusque dans sa dernière équipée en Laponie (dont rend compte Caroline Ghyselen qui l’accompagna). M. B.
La revue Europe est facilement disponible en librairie ou sur abonnement.
Reliefs, n° 8
Reliefs, « revue dédiée aux grands voyageurs, explorateurs et aventuriers d’hier et de demain », présente en exergue une citation de Théodore Monod : « Jusqu’au XIXe siècle les scientifiques étaient des aventuriers […] l’exploration de la planète n’était pas terminée. Maintenant, il faut plutôt chercher à savoir comment le monde qui nous entoure fonctionne et surtout comment l’homme va se conduire à l’égard de cette petite boule si fragile tournant dans l’univers ». Le numéro 8, consacré aux « Sommets », s’attache, peut-être plus encore que les précédents, à cette dernière préoccupation.
Les revues de voyage de la fin du XIXe et du début du XXe siècle sont clairement les références de Reliefs, comme le montre sa maquette élégante, semée de dessins, de planches végétales, de photographies anciennes prises de montgolfières… Mais les questions écologiques actuelles forment sa substance.
Plusieurs articles se penchent sur la vie en altitude et la nécessité de préserver la haute montagne. On peut aussi remarquer que, si dans la rubrique « Héros hier », on retrouve des perdants magnifiques tels Germain Nouveau ou la voyageuse tragique Annemarie Schwarzenbach – morphinomane morte d’une chute de vélo, comme Nico –, les « Héros aujourd’hui » sont tous des personnalités impliquées dans le développement durable ou le combat écologiste tout autour de la planète.
Des entretiens avec le philosophe Gilles A. Tiberghien sur le land art, et l’architecte Vincent Callebau, explorent les liens entre nature et art, entre nature et architecture. Un article du journaliste d’investigation Guillaume Pitron fait le point sur la « Géopolitique des métaux rares ». Il y attire l’attention sur les enjeux cruciaux de ces nouvelles matières premières : « les métaux rares indispensables à la plupart de nos technologies, à commencer par celles dites ‟vertes”, sont tout à la fois une source de pollutions dévastatrices, généralement délocalisées dans les pays pauvres, un défi industriel et géopolitique, que la Chine, producteur monopolistique, relève à son avantage, et un monstrueux paradoxe ».
Dans ce numéro riche, Yves Ballu fait aussi le point sur les « Courses aux sommets » qui ont poussé et poussent encore les êtres humains vers des cimes désertes. Élisée Reclus, « géographe anarchiste », est doublement présent, à travers un extrait de son Histoire d’une montagne et un portrait par Christophe Brun. On pourra également relire la nouvelle « Manuscrit trouvé dans une bouteille » d’Edgar Poe, exploitation angoissante de la théorie de la terre creuse. S. O.
Revue Reliefs, n° 8, « Sommets », 184 p., 19 €. En librairie ou sur le site de la revue.
Cahiers Bataille, n°4
Les Cahiers Bataille publient un passionnant et particulièrement utile numéro. Comment faut-il prendre ce « Dictionnaire critique » ? La revue s’autorise de la présence régulière d’une rubrique intitulée ainsi dans la revue Documents, animée par Georges Henri Rivière et Georges Bataille dans les années trente, pour reprendre cette formule. Libre à chacun des contributeurs de porter un regard séduit, décalé, ou critique sur une œuvre qui n’a pas perdu de sa force sidérante de subversion des « tabous », ou plutôt des interdits – terme que Bataille préférait, comme le rappelle Arnaud Labelle-Rojoux.
Les différents mots-clefs de ce dictionnaire aux rubriques souvent personnelles, voire subjectives, n’ont pas tous le même statut : certaines notions sont explicitement présentes dans l’œuvre de Bataille, comme « Athéologie », « Angoisse », associée à l’agonie, etc. Pascale Fautrier, à qui l’on doit aussi la rubrique « Sacré », expose ainsi l’érotique de la « Dépense » tandis que Eduardo Jorge de Oliveira montre la violence, la puissance d’arrachement de la « Joie ».
Certaines entrées sont plus implicites, et pourtant d’une évidente légitimité, comme « Animal » (beau texte de Jean-Christophe Bailly), « Chamanisme » dans le cadre des débats sur Lascaux et l’origine de l’art (Bernard Vouilloux) ou la théorie du « Fascisme ». D’autres enfin, appelées méta-entrées, engagent l’interprétation de Bataille ou reviennent sur sa biographie : le « Mal » devient le concept central de la pensée de Bataille, pensée et non philosophie, et même pensée contre la philosophie, qui fuit la honte. Yannick Haenel peut, de son côté, faire de la « Nudité » une révolte athéologique, assez éloignée du porno contemporain. Quant à Christian Limousin, tout en prenant acte de la haine de la « Poésie » chez Bataille, il n’en renonce pas pour autant à lui reprendre le « projet d’une histoire universelle ».
Des éléments de la biographie figurent aussi parmi ces entrées : par exemple la revue Critique, à propos de laquelle Philippe Roger confie : « on ne s’occupe pas d’une revue, c’est elle qui vous occupe », ou Vézelay, évoquée de manière fantasmatique par Christian Limousin. Rien en revanche sur le conservateur ni sur les aspects les plus mystérieux de son action « acéphale »… Bataille lui-même est présent directement avec un fragment inédit des années 1946/47, venu du département des manuscrits de la Bibliothèque nationale et qui figure ici sous la rubrique « Honte ».
Il s’agit donc, on le voit, d’un dictionnaire « oecuménique » – pour reprendre le terme un peu surprenant des organisateurs du numéro – disons pluriel, et vivant, international aussi. Le numéro est complété par un rare entretien avec Michel Surya, le biographe de Bataille (Georges Bataille. La mort à l’œuvre, Gallimard, 1992) et par le poème de Jérôme Peignot sur sa tante Laure et la tombe de Bataille. « De Laure à Vézelay est enterré l’amant ; / À l’écart sa dépouille à l’opprobre vouée / Sobre était la tombe et d’une rose signée. » J. L.