Sur la route et en cuisine avec mes héros conte le pèlerinage au long cours de Rick Bass, parti à la rencontre de ses mentors pour leur offrir, en manière de remerciement, un splendide dîner de sa façon. Une quinzaine de grands auteurs se mettent ainsi à table avec le cuisinier : c’est un périple savoureux, une salade composée avec les herbes de l’amitié, de la drôlerie et une pointe de mélancolie.
Rick Bass, Sur la route et en cuisine avec mes héros. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Brice Mathieussent. Christian Bourgois, 348 p., 22 €
Rick Bass le solitaire, le timide, l’activiste qui se bat pour la nature et la préservation de sa vallée du Yaack dans le Montana, après avoir écrit une trentaine de livres et des centaines d’articles, décide, à cinquante-cinq ans, de souffler un peu, de sortir de sa « mélancolie forestière » pour sillonner l’Amérique – et occasionnellement l’Europe – à la recherche de ses héros. Tout comme Steinbeck, qui avait pris un camping-car et son chien Charlie pour voir l’Amérique de plus près, Bass fonce sur la route, révérence à Kerouac, celui qui toujours « donne envie de repartir ».
Et de Kerouac à Gary Snyder, le poète zen – qui est le personnage de Jaffy Ryder dans Les clochards célestes –, il n’y a qu’une embardée pour rejoindre Kitkitdizze, ce lieu-dit portant le nom d’une plante locale où vit Snyder dans une maison de pins, de cèdres et de pierres ramassées dans la Yuba River. Y ont défilé sommités littéraires et hippies anonymes et, en cette soirée d’été, Rick Bass lui rappelle l’enjeu du périple :« ce projet consiste aussi à dire merci. Gary sourit, acquiesce, comme pour signifier argument accepté ». L’hôte d’un soir sort alors des textes récents, précise qu’il n’a jamais été un Beat au sens littéraire : « je fais historiquement partie de ce cercle d’amis, et j’ai pris ma part dans les premières retombées sociologiques et culturelles de ce mouvement… Nous étions tous très différents et il n’y avait que des cas uniques ».
Mais il est grand temps d’émincer le gingembre, de parfumer la viande d’élan et de dresser une salade multicolore rehaussée par quelques violettes cueillies dans le jardin de Bass. Frugalité, intimité clanique – Snyder montre son tatouage de corbeau qui recouvre toute sa poitrine –, puis veillée nocturne à la bougie et lecture à haute voix. Enfin, de bon matin, après un petit déjeuner rapide, « Gary manipule une grosse pile de ses livres qu’il a réunis pour nous les offrir. Il les saisit l’un après l’autre en nous demandant si nous les avons lus, et quand ce n’est pas le cas, il dédicace le volume et nous transmet la générosité de son esprit ».
La générosité, tel est le maître mot de l’aventure de Rick Bass, destinée à faire savoir à ceux qui l’ont lu, commenté, conseillé peut-être, combien ils ont compté pour lui dans la solitude et l’incertitude inquiète des moments d’écriture. Il s’agit donc d’un lien profond, d’une émotion ancienne, toujours vivace. Belle idée que de leur rendre visite cette fois en maître queux pour faire descendance plus qu’allégeance et saluer les aînés. La proximité a toujours beaucoup compté pour Bass, au point qu’étudiant il rêvait d’être à Jackson le jardinier d’Eudora Welty de manière à baigner dans « le registre cérébral du pays natal » et la musique de sa prose subtile. C’est maintenant trop tard, il ira chez d’autres grandes dames, « la bonne fée » Lorrie Moore et Joyce Carol Oates, « la dure à cuire », sublime en capeline et longue robe de chiffon. Arrivée très tardive dans la splendide demeure de Lorrie Moore, vite aux fourneaux : vapeurs dans la cuisine, arômes de moules, coquilles Saint-Jacques, âpreté du gingembre : « le paysage olfactif est presque un repas à lui tout seul », s’émerveille Bass qui a oublié chez lui sa sauce de cuisson à la gélinotte huppée. Vieux disques sur la platine, discussions littéraires, deux heures, puis trois heures du matin, sérénité au ralenti. Il est temps de moucher les bougies, bientôt le cérémonial déchirant des adieux.
Saisons et paysages défilent, des bisons sur la neige, un cougar qui file, des chiens de prairie malades de la peste, un groupe de pécaris qui trottine. On observe les fauvettes olive et les tangaras couleur de flamme, ces trésors du désert cachés dans les cactus, on prépare les bûches de mesquite et on allume le feu. Une promenade en forêt en quête de pleurotes avec l’hôte du soir, « un paillis pulpeux, orange, putrescent, brille parmi toute cette verdure sur le sol noir ». Des abords de Las Vegas et de la Sierra Nevada, on passe à la petite ville astiquée, manucurée, de Hopewell dans le New Jersey, des Alpes suisses à l’Oregon, des contemplations du soir qui tombe aux toiles du peintre Russell Chattam. Après le maïs, enfin le premier foin vert de l’été, le vent de la prairie, le Dakota et les mobile homes à vendre (« Quel oxymore, mobile home », note Bass), l’interminable crépuscule en suivant la rivière Blackfoot. Pour cette anthologie de poche, le voyageur-poète tient son journal de voyage aux pages émouvantes dès lors que certaines voix peu après se sont tues. Chaque visite devient aussi le prétexte pour rappeler quelques livres majeurs, modèles de style et d’engagement, l’occasion de mettre en perspective une époque et son histoire, de faire apparaitre les liens.
Halte chez Amy Hempel à Manhattan, chez Peter Matthiessen à Sagaponack sur Long Island, chez Denis Johnson l’ermite reclus dans sa vallée de bûcherons de l’Idaho. Chaleureuses retrouvailles dans l’Arizona avec Doug Peacock, « carcajou bossu, dangereux, laminé », démoli après le choc du Vietnam, avec qui, trois ans durant, Rick Bass a cherché la preuve de l’existence des derniers grizzlis au sud du Colorado. Un gourmet et un cuisinier ce Peacock, amateur de chanterelles et de bandol qui sera ce soir-là honoré par une épaule d’antilope. Mais voici Terry Tempest Williams, dans le désert de roches rouges du sud de l’Utah, Barry Lopez, « carnivore d’un soir » : à chaque fois l’amitié se régénère et se déguste. Mystérieusement, Gordon Lish – le sabreur des textes de Raymond Carver – pose un lapin à Central Park, mais, à cette exception près, tout va dans la liesse des rendez-vous tenus et des fumets d’épices. Gare aux morilles : il y a des soirs de catastrophe comme au ranch de Thomas Mac Guane – alias Captain Barjot – où la dinde explose, comme dans la cuisine chic de la campagne anglaise de David Sedaris où les cailles luisantes d’huile et scintillantes de sel se mettent à fumer. Des contretemps vite oubliés dans les rires et la complicité, l’hospitalité plaisante et sincère d’une confrérie d’écrivains où chacun sait « combien il est difficile de s’atteler chaque matin à la page d’écriture et de créer quelque chose de nouveau dans chaque phrase, mais aussi combien il est difficile de conserver ce mordant. De voir toujours le monde comme un faucon ».
Après des centaines de kilomètres, chaque visite est dense et brève, et souvent Bass renonce à ses questions littéraires bien préparées pour ne pas donner une tonalité d’entretien érudit à ces dîners festifs et chaleureux. Pas de glose, donc, et pas de théorie, peu de confidences rapportées mais la sensibilité de l’écrivain à chaque instant : « J’aurais du mal à identifier clairement tout ce que j’aime dans son œuvre. L’électricité précoce […], l’honnêteté et la puissance intellectuelle de McGuane. Mais je l’aime surtout pour le mode de vie qu’il a choisi ». Les amis, épaule contre épaule dans le jour finissant, inspirent la verve du conteur pour donner corps aux atmosphères, pour faire vivre ces moments d’exception hors du temps des mortels. Malgré un protocole à répétition, aucune monotonie, chaque réception est unique. Rick Bass arrive avec sa batterie de cuisine et ses vivres, souvent les produits de sa chasse et de sa pêche ou de ses cueillettes, avec ses recettes et ses tours de main, une sorte de dévotion pour faire plaisir. Le temps nécessaire à la cuisson des croutes, crumbles et barbecues soude les convives et, pour finir, son offrande devient moment d’admiration, simple bonheur d’être là, entre gens de plume et de livres. Si des regrets accompagnent les « fantômes du Mississippi » – Faulkner, Richard Wright, Barry Hannah, et peut-être plus encore sa jeunesse et ses amours défuntes –, c’est que la catharsis littéraire et sentimentale a bien mijoté et craqué sous la dent. Révérence tenue : Bass fait une lecture de nouvelle dans la maison d’Eudora Welty pour renouer la boucle.
Plaisirs antithétiques, la route et le foyer donnent le rythme à deux temps. Retour à la maison à l’automne et, dès l’arrivée, en souvenir affectueux de Jim (Harrison), qui grâce aux nouvelles de Légendes d’automne a mis en branle les pas de Bass vers la littérature, un sandwich po’boy aux huitres frites. Au petit déjeuner du lendemain, un biscuit poulet-miel de trèfle avec une épaisse sauce tiède et crémeuse au romarin et poivre noir, et par-dessus un œuf sur le plat au jaune couleur de mandarine. L’homme des forêts depuis trente ans, le grand marcheur, l’ancien géologue pétrolier qui se bat pour la préservation des territoires sauvages a de l’appétit.
« J’ai nourri mes fantômes pour qu’ils durent un peu plus », avoue Rick Bass qui alimente son panthéon. Mais, au-delà, il y a bien « un sillage magique » car il devient, à son tour, le héros du périple et de sa méditation sur l’âge mur. Dîner avec lui, c’est observer un homme discret, attentionné, modeste et à l’écoute de sa tablée. Le public américain l’a bien senti, qui a beaucoup aimé le livre, l’itinérance, l’appel de la route, les espaces et séquences ouvrant sur une conception de la vie et du temps, un émerveillement devant étoiles, bêtes et plantes. Un livre qui montre les écrivains chez eux et sans apprêt, la fourchette et le verre à la main, sur le seuil de leur bureau ou de leur pavillon de chasse bourré de livres, qui invite à tourner les pages d’un album de famille proposé avec candeur et ferveur, synecdoque et litote. Mélange de mentors et de disciples, célébration de la fraternité des mots et des esprits, vibration esthétique, Sur la route et en cuisine avec mes héros offre nécessairement un nouveau portrait de l’auteur et nous convie à des soirées où chaque fois on emporte plus que l’on a apporté, où l’on est ivre de littérature et rassasié. « Le temps s’arrête, et il y a seulement le battement de votre cœur, le mot suivant, puis le suivant. »