Aux lisières du roman et du conte, Marc Graciano raconte la désacralisation de l’ours en Occident, sa persécution sous l’influence de l’Église. Mais il nous déstabilise aussi en brouillant la frontière entre l’humain et l’animal. Et ceci par une écriture dont la formulation complète du titre, Embrasse l’ours et porte-le dans la montagne, dit bien la ferveur.
Marc Graciano, Embrasse l’ours et porte-le dans la montagne. José Corti, 184 p., 17 €
Une grande ourse vit dans une vallée montagnarde partagée avec les hommes. Le premier chapitre du livre de Marc Graciano pointe les regards opposés portés sur l’animal : des croyances anciennes la voient comme une divinité ou une ancêtre mythique, établissant un trouble lien. D’autres, ceux qui ont adopté la nouvelle religion de la plaine, répudient la bête, support de « boniments et sornettes de vieille femme ». Dans leur rejet renfrogné, on devine une violence latente, visant tout ce qui contredirait l’« authentique religion ». Enfin, le loutier, ancien chasseur officiel revenu à la sagesse de « vaguer librement », « disait que ce n’était en vérité qu’une ourse adulte parvenue à l’optimum de sa maturité ».
Au centre des préoccupations, l’ourse n’est pas moins curieuse. Dès le deuxième chapitre, c’est de son point de vue qu’on suit les saisons passant sur la vallée. À mesure que l’hiver approche, sa faim grandit et renforce son intérêt pour les hommes. Elle s’enhardit, se promène dans le village, vole pommes, miel, chien, brebis, veau. Elle n’est pas raisonnable, provoque peur et colère. Elle ne connaît pas l’humaine mesure, la vraie prudence.
Haut Moyen Âge, tournures anciennes et rares – « l’ourson veillait aussi à ne dent trop mordiller le sein » –, douceur de la langue et brutalité des événements renvoient aux précédents livres de Marc Graciano. Grâce à la précision des mots, parfois archaïques, à l’attention aux textures, aux matières, on touche à une immanence poétique du monde, une vibration du rapport de l’humanité à la nature qui l’environne.
Le titre complet, Embrasse l’ours et porte-le dans la montagne, évoque le premier roman de l’auteur, Liberté dans la montagne, où l’on trouvait déjà un « veneur » ressemblant au personnage du loutier, un montreur d’ours, des nomades aux habits colorés et à la renarde apprivoisée qui ont bien l’air d’être les mêmes que « les oursaillers » de ce nouveau livre, et le même intitulé pour un chapitre : « le combat ». Comme il y avait aussi « la danse » dans Une forêt profonde et bleue. Enfin et surtout, dans Embrasse l’ours, une jeune fille venge celles d’Une forêt profonde et bleue et d’Au pays de la fille électrique. Tous ces éléments et d’autres, réagencés différemment, constituent une nouvelle histoire, un roman, dans lequel se devinerait le souvenir, la trace de la légende, voilée de passé comme de fumée. À l’instar d’un paysage vu de loin, par le regard que l’ourse porte sur la vallée, depuis « le promontoire ». Ou du tableau en couverture du livre.
La nature n’est pas plus idéalisée que l’être humain. Cruelle, sa violence est une caractéristique parmi d’autres. Toujours très présente chez Graciano, la mort n’est jamais vue comme un scandale, une catastrophe, elle reste toujours intimement liée à la vie. On en rencontre dans Embrasse l’ours peut-être une des plus fortes descriptions qu’on ait jamais lues : « L’archer vit le bouvier assis sur le rocher plus loin et il lut de l’effroi, voire même de l’épouvante, dans son regard, et mêmement, il y lut de la pitié, ou plutôt il lut dans le regard du bouvier la certitude que le phénomène qui l’avait atteint était de nature irrémédiable, et il y lut le verdict qu’il allait mourir, qu’il était déjà en train de mourir, qu’un processus s’était initié duquel nul ne pourrait inverser le cours, le verdict d’une mort imminente, et ce fut seulement alors qu’il comprit la nature exacte de ce qui était advenu, en plus que son sang chaud et visqueux envahissait ses doigts portés au cou… » – et il faut lire la suite. On s’est à peine dit cela qu’un autre personnage est tué, et son agonie magnifiquement racontée. Mais une agonie différente. La mort d’un homme n’est pas celle de son voisin. Plus sans doute que d’une vérité, Embrasse l’ours est en quête de la justesse des mots. Marc Graciano décrit simplement ce qui est, au plus près, et par cette concrétude exprime un sentiment enchanté du monde.
Ce roman légendaire approche les rapports de l’être humain et de l’ursidé qui se tient debout sur ses pattes arrière, la trop troublante proximité qui a provoqué le bannissement, symbolique puis réel, de l’ours. Les chasses qui le relégueront dans les montagnes. Charlemagne, en même temps qu’il christianisait les Saxons par l’épée, massacrant les ours de leurs forêts. Élevé parmi les baladins comme un homme, l’ourson orphelin, aux marges du fantastique, ne sait plus s’il est « une bête intelligente qui voulait imiter les hommes, ou une bête qui se prenait vraiment pour un homme ». Les ours, à la fois figures mythiques et vrais personnages, que leur innocence animale, leur naïveté, rend aussi touchants que burlesques, représentent cet autre qui, presque semblable, amène à se demander qui on est.
Que l’animal se prenne pour un homme, et non l’homme pour une bête brute, détraque les repères, postule un être plus simple, plus heureux : « chaque soir, l’ours oublieux semblait redécouvrir sa présence pourtant parfaitement connue, et beaucoup s’en étonner, chaque fois comme nouvellement émerveillé ». Un émerveillement dont le lecteur profite à la lecture d’Embrasse l’ours et porte-le dans la montagne.
Par ce nouveau roman, Marc Graciano poursuit une œuvre originale, empruntant des chemins délaissés, embroussaillés, mais pourtant bien vivants. Que ces voies soient aujourd’hui profondément enfouies n’enlève rien à leur importance. Ce sont celles que suivaient les chevaliers des romans arthuriens, ou les mythes racontés autour d’un feu – comme le mège mimait l’ours dans Une forêt profonde et bleue. Celles des rêves aussi. De l’ours se rêvant homme. Et de l’homme se rêvant ours. Du souvenir inventé d’un état mythique d’harmonie. Marc Graciano sait les évoquer tout en les actualisant, en exprimant aussi la rationalisation obstinée de nos sociétés au cours des siècles.