Le livre que l’universitaire américaine Avital Ronell consacre au motif de la plainte résonne avec l’affaire judiciaire et médiatique dans laquelle elle a été elle-même accusée de harcèlement sexuel, en plein mouvement MeToo. Elle y interroge aussi le sens de l’amitié.
Avital Ronell, La plainte. (Petits griefs entre amis). Trad. de l’anglais (États-Unis) par Vincent Broqua et Stéphane Vanderhaeghe. Max Milo, coll. « Voix libres », 268 p., 22,90 €
Ach ! Si La plainte était un poème, il serait rythmé par ce refrain, ces quatre lettres suivies par un point d’exclamation, interjection qui ponctue l’étude d’Avital Ronell. À lui seul, ce Ach ! résume à la fois l’objet du livre, la plainte, la langue et la culture germaniques qui sont à l’origine de la formation intellectuelle de son auteure, et ce ton qui lui est si propre, mélange d’humour, de distanciation, de gravité enfantine et de mise en avant de soi pour aussitôt se retirer.
Avital Ronell a inventé un genre que l’on pourrait qualifier d’ego-philosophie, comme on parle aujourd’hui d’ego-histoire. Il s’agit moins de mettre en avant un cogito classique que de s’inviter en tant que personne, foyer d’émotions et sujet dans l’analyse d’un concept ou d’un simple objet, de ne pas s’effacer entièrement, de ne pas faire semblant que « je » écrit comme une pure abstraction. La méthode n’a rien de scandaleux, mais Avital Ronell est trop fine joueuse pour ne pas savoir que ses pairs la jugent sévèrement, elle et cette façon inédite de faire. L’université est un monde clos, dur, et Ronell fait plus d’une fois allusion aux mises en demeure de ce haut lieu de la carrière. S’en plaint-elle ? Non, elle a l’élégance de reconnaître çà et là, de façon éparpillée, qu’elle a le goût des facéties, de la provocation, du décalage, un goût qu’elle fait remonter à l’enfance, quand ce que vous êtes au plus profond de vous déjà s’exprime.
Avital Ronell aborde son sujet par une introduction dense, éprouvée, qui pilote l’embarcation nommée « plainte » de droite et de gauche en frôlant plusieurs notions que celle-ci révèle, auxquelles elle s’apparente, ou dont elle se distingue. Pleurnicherie, insistance, besoin de soulagement, droit à un minimum de consolation, « premier râle impuissant », mélancolie, embryon de protestation : tout ce que la plainte est, tout ce qu’elle n’est pas, est évoqué, réfléchi, parcouru. Avital Ronell analyse le sens des mots plus que les concepts, elle les frotte les uns contre les autres et il en sort çà et là des étincelles. Elle s’interdit de s’attarder et pourtant insiste, creuse, déblaie les voies du sens et ce qu’il cache, avec cette caractéristique si propre à son régime d’écriture et à sa sensibilité, le refus de l’esprit de sérieux, qui trahit un esprit critique puissant et une aptitude à sonder le très profond et le très haut.
D’un côté, elle traque ce « noyau de vitalité [qui] remue encore au cœur de la plainte », de l’autre, elle affirme : « la plainte rabat tout signifié transcendantal sur le sol », en enchaînant sur le champ avec la Bible et le personnage de Jérémie. La question de la transcendance n’est pas entièrement évacuée, elle est mise de côté avec une politesse espiègle qui la réduit à une majuscule, celle de « D-le-père », présence d’une absolue discrétion sous la plume de cette philosophe-philologue (rendons hommage aux deux traducteurs de cet ouvrage qui a dû leur donner du fil à retordre).
Avital Ronell poursuit son pilotage en proposant une incursion chez le prince du Danemark, Hamlet, pris en étau entre la plainte qui l’empêche d’agir et le désir d’une justice réparatrice. Elle tourne autour de son sujet en convoquant plusieurs de ses philosophes amis et propose des aperçus souvent lumineux, sur la puberté par exemple. En quelques phrases, après de nombreux détours, elle saisit le potentiel de « franche révolte » et de contestation que recèle la puberté, et retourne ce temps de l’indécision pour en faire une origine du sujet actif, activiste, et sujet de la modernité. Plus loin, c’est à un autre prince de l’immaturité, le Werther de Goethe, qu’elle consacre des pages où plainte et lamentation sont dûment éloignées l’une de l’autre.
Le livre n’a pas de thèse à exposer ni à défendre sur la plainte. Il enchaîne différents épisodes herméneutiques suivant un fil personnel plus que logique. Il faut, pour les apprécier, accepter la liberté et la hardiesse qui sont le mode d’être de l’interprète Ronell. Elle avance par digressions, par incursions, et diffuse une érudition joyeuse et nerveuse, même s’il faut écouter plus loin que cette surface savamment bosselée.
Avital Ronell est une des courroies de transmission essentielles de la pensée française telle qu’elle fut et telle qu’elle est encore représentée par Jacques Derrida, Philippe Lacoue-Labarthe et quelques-uns qu’elle fait revivre en lettres, mais aussi en chair et en os. Elle est au cœur d’un moment de l’histoire de la philosophie, d’un courant transatlantique baptisé de plusieurs termes, dont celui de « déconstruction », qui n’est autre que le grand art de l’analyse et du commentaire, et qui appelle deux réflexions.
La première : La plainte, sous-titré (Petits griefs entre amis) est autant une réflexion sur l’amitié que sur la plainte. Avital Ronell revient souvent sur la nécessité, la difficulté, l’art de se faire des amis : pour compenser la solitude de l’étude et pour prolonger, faire rebondir sa pensée en la confrontant à celle d’esprits frères. Il y a dans cet ouvrage un versant, non pas autobiographique, mais réflexif : l’auteure livre en partie ses mémoires et revient sur un parcours qu’elle n’envisage pas sans ces affinités intellectuelles et humaines. Sans elles, elle ne vivrait qu’à moitié et sa pensée serait mort-née. La blessure qu’elle éprouva le jour où Philippe Lacoue-Labarthe lui répondit que son approche était « typiquement américaine » est extrême, sincère, et il lui faut plusieurs pages et beaucoup de force raisonnante pour la surmonter. Il est vrai que, née à Prague, fille de Juifs allemands et si proche de grands penseurs européens, on peut se demander ce qu’elle a d’américain sinon la langue, ou plus exactement l’accent, elle qui souligne son aptitude à singer et adopter celui de Brooklyn ou celui du New Jersey, comme pour compenser l’accent trop marqué de ses parents venus d’une Europe persécutée.
La seconde : lue sous l’angle de cette Plainte, la déconstruction serait plutôt le contraire, une reconstruction. Pourquoi la remarque de son ami Lacoue-Labarthe a-t-elle autant affecté Avital Ronell ? Sans doute parce que c’est à lui qu’elle doit d’avoir fait retour aux lettres allemandes. Elle le dit et l’écrit à deux reprises dans son livre. La première fois, elle cite un ami allemand qui s’étonne de son intérêt pour la pensée de ses compatriotes et elle répond par un beau détour qui rappelle qu’en un temps Walter Benjamin avait choisi d’écrire à Gershom Scholem en français. La deuxième fois, elle évoque explicitement la « contamination nazie ». Là encore, elle a donc contribué à reconstruire et à jeter les nouveaux fondements d’une conversation transatlantique et intra-européenne dont la portée dépasse de loin les foucades et les jeux de mots auxquels on a voulu la réduire.
À présent, ces deux réflexions en appellent une dernière, car il serait lâche d’exclure de ces lignes l’incident qui fait l’objet de l’avant-propos de La plainte. Pour le résumer rapidement, en 2018, Avital Ronell a été l’objet d’une plainte de la part d’un ancien étudiant qui l’a accusée de harcèlement sexuel. L’incident n’a pas été loin de lui coûter la vie, en tout cas il lui a coûté une suspension d’un an de son enseignement à New York University. Le plaignant est protégé par le mariage, ce qu’elle n’est pas. Le plaignant est un homme, ce qu’elle n’est pas. Avital Ronell s’est trouvée accusée, jetée en pâture, abandonnée par la majorité de ses pairs et victime d’un Wanted médiatique inouï.
Il y a là plus que la subsistance du fil rouge puritain qui continue de structurer la morale américaine, plus que la lettre écarlate que l’on grave sur le corps de la femme adultère qu’Avital Ronell n’est pas. Un vent de folie traverse les États-Unis, qui lui font inverser les priorités, oublier ce qui importe, agrandir à l’excès des détail privés. L’année 2018 aura été une étrange année dans les lettres américaines. En mai, Philip Roth, homme libre, est mort : sa disparition n’a donné lieu qu’à deux articles dans le New York Times. Quelques semaines plus tard, le quotidien s’est passionné et pour une affaire qui, espérons-le, en France, n’aurait guère dépassé les cercles intellectuels. Quelque chose cloche. Un ver nommé déséquilibre s’est introduit dans le fruit de la liberté.