Les guetteurs du Grand Soir

« On ne perd rien quand on se livre entièrement », dit Panaït Istrati dans Nerrantsoula, un livre bref qui avait fait sa renommée en son temps. Toute l’œuvre de cet autodidacte, qui avait appris le français à l’âge de trente ans, en Suisse, après avoir quitté sa Roumanie natale, est celle d’un crève-la-faim, d’un contrebandier de la littérature qui, de son propre aveu, aimait se mêler de tout ce qui est humain, sans jamais perdre de vue son amour de la liberté car, dit-il dans Oncle Anghel, « pour l’homme libre, tout ce qui n’est pas la liberté c’est la mort, mais une mort sans fin ».


Panaït Istrati et Romain Rolland, Correspondance 1919-1935. Édition établie, présentée et annotée par Daniel Lérault et Jean Rière. Gallimard, 644 p., 32 €


Panaït Istrati, ce vagabond, ce frère de Charlot, ce passager clandestin, faisait souvent cavalier seul mais, si désireux qu’il fût de se retrancher dans la solitude, il était aussi « à la merci » des autres, lui qui considérait l’amitié et l’aventure comme des remèdes contre « l’humanité-cafard qui veut tout limer ». « L’avide de vie » qu’il était se voulait un conteur exaltant la Roumanie légendaire, mais aussi certaines valeurs : la fraternité, l’amitié, la justice, l’héroïsme, la défense des « écrasés de la vie ».

C’est cette passion de l’humain qui a amené Istrati à nouer des amitiés : avec Mikhaïl, le domestique d’un pâtisser, le « vaurien suspect », avec le bottier Ionesco, qui l’accueillait chaque fois qu’il passait par Paris, mais aussi avec Nikos Kazantzakis, son compagnon de route lors de son voyage en URSS, quand il fut invité par le gouvernement. Mais l’amitié la plus tumultueuse, la plus féconde aussi, fut celle qui le lia à Romain Rolland qui, dans les années de l’entre-deux-guerres, était, par ses livres et ses prises de position, une sorte de conscience européenne. La trace de cette amitié est conservée dans une correspondance qui dura de 1919 à 1935, année de la mort d’Istrati, à l’âge de cinquante ans.

Panaït Istrati et Romain Rolland, Correspondance 1919-1935

Funérailles de Panaït Istrati (avril 1935)

Due à Daniel Lérault et Jean Rière, la publication des lettres qu’échangèrent les deux écrivains permet d’avoir une idée du rôle que joua Romain Rolland dans la genèse de l’œuvre istratienne, Rolland finissant par dire à Istrati : « Je n’attends pas de vous des lettres exaltées, j’attends de vous des œuvres. Nous sommes faits pour œuvrer. Réaliser l’œuvre, plus durable que vous, plus essentielle que vous, dont vous êtes la gousse. » Romain Rolland, dès le départ, s’assignait la mission d’être le mentor. La correspondance avait débuté de façon dramatique : Istrati, qui parlait et écrivait encore très mal le français, envoya à Rolland une lettre désespérée, d’autant plus poignante qu’elle était en maints endroits fautive : « Un homme qui se meure vous prie d’écouter sa confession. Je ne connais pas votre langue et cela vous ennuiera, peut-être. Mais vous vous intéressez à la vie, et c’est pourquoi je m’adresse à vous. » Il se dit à la dérive sur la mer orageuse de la souffrance ; « il se meure, pas tant part son corps affaiblie, que par sa foi ébranlée. » Istrati venait de lire Jean-Christophe. Subjugué par ce roman, lui qui, confessa-t-il, faisait depuis son adolescence de « folles lectures », il se décida à franchir le pas et à se confier par lettre à Rolland.

Après de nombreuses péripéties, la lettre arrive enfin entre les mains de son destinataire, qui va devenir « l’unique point cardinal » vers lequel la pensée d’Istrati se tourne sans cesse. Lui qui se dit l’esclave du mot ciselé et de la virgule qui ne doit pas manquer trouve un soutien dans les lettres de Rolland : ce dernier lui assure qu’il a le don du style. Il ira jusqu’à affirmer que son mentor l’a fait naître une seconde fois, son amitié l’ayant sauvé d’une seconde mort.

Les lettres de Rolland agissent telle une maïeutique. Istrati écrit Kyra Kyralina, suivront des œuvres sur les haïdoucs (« Les haïdoucs, dit Istrati, ont été en Roumanie, du temps des occupations turques et grèques, des jeunes hommes révoltés par l’oppression »), mais aussi Les chardons du Baragan, qui lui vaut ce jugement de Rolland : « Il y a toute la sève et le feu de la terre, là-dedans. » Les encouragements du mentor portent leurs fruits : « Enfoncez-moi cette littérature de claqués ! », s’exclame Rolland, tandis qu’Istrati nourrit des pensées tourmentées : son indécision entre la beauté et le désastre de la vie.

Panaït Istrati et Romain Rolland, Correspondance 1919-1935

Romain Rolland à son balcon, 132 boulevard du Montparnasse (1914)

Si Panaït Istrati pensait que son sort était de toujours chanter les crampes de la faim, les nuits froides et sans abri sous les étoiles, s’il se définissait comme le frère des bannis et des étrangers, s’il incarnait, selon l’expression de Jean Paulhan, un certain romantisme révolutionnaire, il se méfiait aussi de tout dogmatisme, se gardant d’être « la cloche fêlée d’une idée ».

Vers l’autre flamme, le livre qu’il publia au lendemain de son voyage en URSS, valut à Istrati d’être pourchassé par une partie des intellectuels communistes. Des extraits de l’essai, parus dans la NRF, faillirent provoquer une rupture totale dans l’amitié entre Istrati et Rolland : « Rien, s’indigne ce dernier, de ce qui a été écrit depuis dix ans contre la Russie par ses pires ennemis, ne lui a fait tant de mal que ne lui en feront vos pages. » Il l’exhorte de se retirer de l’action politique, de rester un chantre de ses passions pour mieux servir « la grande cause de l’humanité aimante et souffrante ».

Les deux correspondants finiront par renouer le fil presque interrompu de leurs échanges, mais la chaleur du ton, la ferveur, n’y sont plus. Istrati, malade, de plus en plus amer, se soigne en Roumanie. Il s’accroche à l’espoir de conserver cette amitié : « Comme ma vie a de nouveau un peu de sens depuis que je vous ai retrouvé, en dépit de tout ce qui nous sépare ».

Aujourd’hui, Romain Rolland n’est plus très lu, et les livres d’Istrati trouvent à nouveau des lecteurs passionnés : il suffit de se plonger dans la biographie de Jacques Baujard, Panaït Istrati. L’amitié vagabonde, dans les bandes dessinées de Golo ou bien dans celle de Baujard et Simon Géliot, Codine. À cette constellation d’admirateurs, il faudrait ajouter le nom de l’Association des amis de Panaït Istrati, qui édite un bulletin intitulé Le Haïdouc, ou celui de Boris Pahor, par exemple, qui, dans La porte dorée, évoque Istrati et la Roumanie.

L’auteur de Présentation des haïdoucs, plus de quatre-vingts ans après sa mort, apparaît ainsi non seulement comme le « poète des vagabonds et des épaves », selon l’expression de Claudio Magris, mais comme le héraut des indomptés. À travers cette correspondance, le lecteur assiste aussi à la naissance d’un écrivain et va à la rencontre d’un « batelier sur le fleuve de la passion » qui prétendait avoir trempé sa plume dans le sang de la révolte.

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