Entre Ménilmontant et la Seine-Saint-Denis, former des communautés, remettre en cause les rapports de genre, suivre un régime végétarien strict et, enfin, échapper à l’État comme au salariat. 2019 ? Non, début du XXe siècle, au sein de groupes anarchistes lassés d’attendre le Grand Soir. Il faut lire le très beau livre d’Anne Steiner sur ces trajectoires de femmes et d’hommes qui, il y a plus d’un siècle, voulurent changer d’existence tout de suite. Ouvrage d’histoire et de sociologie politique, Les en-dehors parvient à retracer l’esprit d’une génération entière en se concentrant sur la vie d’une seule personne : Rirette Maîtrejean, une femme qui, tout simplement, voulait vivre sa vie en pleine liberté.
Anne Steiner, Les en-dehors. Anarchistes individualistes et illégalistes à la « Belle Époque ». L’Échappée, coll. « Dans le feu de l’action », 288 p., 19 €
Intensification du capitalisme, colonialisme à outrance et IIIe République libérale soucieuse du maintien de l’ordre… La « Belle Époque » méritait mal son épithète. Les ambiguïtés de ce tournant de siècle sont connues. De même que l’essor symétrique des mouvements socialistes et anarcho-syndicalistes, dont ce fut l’âge d’or. Derrière, la Commune. Devant, Verdun. Entre les deux, un mouvement ouvrier que ne défigurait pas encore l’autoritarisme soviétique. Les en-dehors nous plonge dans les années 1900-1913 et fait revivre le climat si singulier des faubourgs nord de Paris, sa misère et son bouillonnement politique, aujourd’hui assez exotique.
L’objet principal du livre est aussi exotique à notre temps : la vague de violence anarchiste, et plus particulièrement Bonnot, terrible personnage inscrit dans une lignée déjà étudiée par Jean Maîtron. En sociologue, Anne Steiner se distingue de l’éminent historien du mouvement ouvrier car elle fixe son regard moins sur la violence de Bonnot que sur l’écosystème d’où lui et sa « bande » émergèrent. Propre à captiver son lecteur, le récit se concentre sur la vie de Rirette Maîtrejean, figure des « en-dehors » et dirigeante d’un journal à la géniale minuscule, l’anarchie, qui représentait la tendance individualiste et illégaliste. On a là une branche de l’anarchisme composée de gens d’abord préoccupés de réformer leur conduite plutôt que de « faire de la politique », et désireux de se soustraire aux lois.
Moins sec que Maîtron, le livre d’Anne Steiner, par un impressionnant travail aux archives de la préfecture de police, donne corps et visages à toute cette génération, des précaires souvent venus de province et qui refusaient l’abrutissement salarial. Les lenteurs des luttes syndicales les exaspéraient et la tambouille politique les désespéraient. C’est une étude chronologique fournie et véritable biographie, mais dont le jeu de digressions bien chevillées éclaire tout un petit cosmos parisien généralement peu mentionné, même (et surtout ?) par des auteurs sympathisants. Qu’on en juge par le tout récent L’Anarchisme de George Woodcock (Lux Editeur), qui élimine d’un coup Bonnot et ceux qui l’entouraient : « sinistres individualistes néostirnériens, exceptions à la tendance généralement constructive qui caractérise l’anarchisme de 1894 à 1914. » Aux oubliettes de l’histoire, les « En-dehors » !
Et après tout, pourquoi les en sortir ? À côté de la floraison anarcho-syndicaliste et au milieu de l’agitation politique générale, ces groupes peuvent légitimement être vus comme une lamentable régression aux conséquences désastreuses pour l’organisation ouvrière. Pourtant, on sent bien que les illégalistes résonnent avec notre époque, notamment en raison de la résurgence des dynamiques libertaires, de la question des modes de vie et de l’action directe.
Rirette Maîtrejean et ses camarades n’étaient pas des patients. Comme le résume l’un des animateurs de cette nébuleuse, le fameux Libertad : « Ce n’est pas dans cent ans, tu sais, qu’il faut vivre en anarchiste, c’est maintenant ! » Enfants de Rimbaud et de Bakounine, de la pauvreté urbaine et de la répression républicaine, ces groupes remettent tout en question, avec un objectif : comment se révolutionner soi-même et s’inventer une vie en accord avec ses idées ? Les enjeux sont d’une sidérante actualité ! Liberté sexuelle, égalité des hommes et des femmes, végétarisme, refus de consommer du superflu, élaboration de modes de vie communautaires, pourquoi pas à la campagne… Ce panorama invite à l’humilité, mais aussi à tirer profit de ces expérimentations sociales. Sans surprise, l’autrice relève les évidentes correspondances entre ces grands anciens et toutes celles et ceux qui aujourd’hui sont un peu fatigués de patienter pour le grand soir ou la prochaine échéance électorale.
Tenter de vivre autrement donc. Et avec quel argent ? Le milieu des illégalistes ne se distinguait pas toujours bien de la petite pègre : fabrique de « thunes en chocolat », vols et cambrioles, violences diverses, auto-organisation parallèle, clandestinité. Cette ambiance menait-elle nécessairement aux sanglants hold-ups ? Y a-t-il eu dérapage ou évolution mécanique en raison de contradictions propres à l’anarchisme illégaliste ? À lire Anne Steiner, on a le sentiment d’un brusque basculement vers l’action meurtrière. L’illégalisme aurait-il pu offrir autre chose à ses membres que la réclusion ou la guillotine ? Voilà, dans le fond, la seule question qui vaille, et l’ouvrage n’y répond pas totalement. Une chose est sûre, l’élimination par la police de ses figures principales pulvérisa du même coup l’ensemble de l’écosystème illégaliste et nuisit aux luttes syndicales.
Suivant en cela Rirette Maîtrejean et son amant Victor Serge, Anne Steiner ne manifeste aucune complaisance pour la « bande à Bonnot ». Mais ses motifs se révèlent plus politiques que moraux, et cela intéresse. Elle relève ainsi que certains des défenseurs de la bande sanglante passèrent sans transition de l’individualisme à la défense du léninisme le plus intransigeant dans les années 1920. Commentant ce revirement, l’autrice relève : « Triste effet de l’élitisme qui avait permis, dix ans auparavant, de s’arroger le droit de tirer sur des garçons de banque et des chauffeurs de maître, considérés comme de vils esclaves de la classe dominante. » Vouloir vivre autrement, c’était aussi refuser de ne pas vivre comme tout le monde. À force d’être « en dehors », les illégalistes auraient-ils fini par se sentir « au-dessus » ?
À la lecture de ce livre, on se dit que chaque génération se trouve happée par le même engrenage, le même balancier oscillant entre le pas pesant du réformisme et les incertitudes de l’action directe, entre les révolutions subjectives et la volonté d’agir avec la masse. À cet égard, la jeunesse actuelle ne fait jamais que reformuler dans ses propres termes de bien vieilles questions. Les en-dehors s’adresse à elle.