Les éditions La Découverte achèvent leur réédition d’ouvrages de Max Weber longtemps difficiles d’accès. Après La domination et La ville, Les communautés complète cette relecture de l’ensemble de l’œuvre du fondateur allemand de la sociologie par un travail de traduction et d’édition remarquable, mis au service d’une volonté explicite de faire dialoguer ces textes plus que centenaires avec l’actualité politique et intellectuelle de notre contemporain.
Max Weber, Les communautés. Trad. de l’allemand par Catherine Colliot-Thélène et Élisabeth Kauffmann. La Découverte, 316 p., 22 €
La prose de Max Weber est d’une aridité et d’une exigence redoutables, que ne trahit pas l’apparente évidence de ses concepts classiques dans les sciences sociales, tous extraits de ses œuvres les plus célèbres : la Beruft du Savant et le politique, l’esprit du capitalisme et ses affinités électives avec le protestantisme, etc. Tout cela a longtemps fait oublier le cœur de son œuvre, qui se trouvait ailleurs, et fut longtemps mal servi par des traductions francophones partielles et peut-être partiales. Ainsi d’Économie et société, traduction parcellaire de 1971 de l’immense Wirtschaft und Gesellschaft, compilation publiée de façon posthume sous la direction de Marianne Weber, épouse de l’auteur. Ces éditions problématiques ont longtemps déformé le projet wébérien, jusqu’à ce que, outre-Rhin, soit entamé le projet titanesque d’œuvres complètes avec la Max Weber Gesamtausgabe commencée en 1984, qui réinventa un Max Weber plus fidèle à l’original, lequel chercha toujours à tenir la cohérence de l’ensemble de sa sociologie générale qui embrasse une myriade d’objets d’étude. Les éditions La Découverte ont depuis cinq ans entrepris de restituer en français certains de ces textes dans une édition plus fidèle au projet de l’auteur. Un projet éditorial bien complexe à saisir, donc.
La complexité ne se limite toutefois pas à ses seuls aspects éditoriaux ou à la prose du sociologue, elle concerne aussi les objectifs des éditrices de ce dernier volume, dont le travail de traduction et d’éclairage est de part en part remarquable de limpidité et d’explicitations aussi érudites qu’accessibles, pour des textes manuscrits parfois inachevés ou sous forme de plans. Catherine Colliot-Thélène et Élisabeth Kauffmann décident en effet d’inscrire cette édition dans une double temporalité permettant de réimplanter Weber dans notre temps et dans le sien. Élisabeth Kauffmann, dans la préface, insiste ainsi sur l’originalité du sociologue dans son époque : opposition à Oswald Spengler et son Déclin de l’Occident, dont on a oublié l’immense impact au début du XXe siècle : affirmation radicale de la « neutralité axiologique » qui conduit à une résistance impressionnante aux idées racistes et ethnicistes de l’époque ; historicisme d’une précision et d’une modernité remarquables ; anti-évolutionnisme, etc. L’inventaire des originalités prodigieuses de Max Weber esquisse en creux le portrait d’un intellectuel pionnier, à la créativité épistémologique et conceptuelle fondatrice pour des contemporains ne l’ayant, pour la plupart, pas assez lu. On pense alors à toute une tradition déplorant effectivement l’incompréhension à l’égard de Weber, tel Pierre Bourdieu estimant que les historiens modernes avaient préféré emprunter à Norbert Elias pour éviter de revendiquer l’héritage de l’auteur de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme…
Ce nouveau Max Weber dans son époque, déjà bien campé par l’édition de La domination par Yves Sintomer dont il est un prolongement évident, est plus que convaincant. L’anti-évolutionnisme et l’opposition intellectuelle au racisme sont à ce titre particulièrement éloquents, à lire un Max Weber renvoyant au statut de chimère passionnelle toute pensée raciste, dressant déjà la charpente théorique de concepts ayant fait la fortune du XXe siècle, notamment celui d’habitus : « Mais il se trouve que 1. cette forme de ‟rejet” [fondé sur la race] n’est pas seulement propre à ceux qui sont porteurs de traits anthropologiques communs opposés à d’autres, et que même son ampleur n’est nullement déterminée par le degré de parenté anthropologique, et que 2. aussi et avant tout, cette forme de rejet n’est nullement liée aux seules différences transmises de façon héréditaire, mais tout autant à d’autres différences, visibles, de l’habitus extérieur. » Insérée dans une sociologie certes datée mais toujours implacable de cohérence théorique, cette pensée des « communautés ethniques » est celle qui frappe le plus, un siècle après sa rédaction ; surtout lorsque est rappelé le nationalisme fervent de Max Weber qui ne le fit jamais dévier de sa sacerdotale neutralité axiologique.
La postface indique une autre temporalité de lecture pour ce Max Weber réinventé, celle qui fait dialoguer le sociologue avec notre actualité. Catherine Colliot-Thélène insiste ainsi sur la fécondité intellectuelle des démarches et concepts présents dans Les communautés. Cette postface n’en démord pas : Max Weber nous permet d’échapper aux apories et aux impasses de débats contemporains dont il montre, de profundis, certaines limites, voire certaines vacuités. Ainsi, la lecture des Communautés devient, selon l’éditrice, centrale pour le débat portant sur les « communs » comme nouveau fondement d’une démocratie revigorée et d’une alternative forte au capitalisme mondialisé : pour schématiser, Max Weber face à Michael Hardt et Antonio Negri (Commonwealth, 2014) ou à Pierre Dardot et Christian Laval (Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, 2014). Le dossier paraît vertigineux, mais la démonstration est admirable : avec Max Weber, la question des frontières et des aspects institutionnels qu’elles impliquent, si problématique pour les thuriféraires des communs, est mise en exergue de manière éclatante.
Ces angles de lecture assumés dans leur (très relative) univocité créent un Max Weber armé pour un débat d’aujourd’hui foisonnant et dynamique, tout en laissant à d’autres le soin de faire d’autres liens d’analyse – notamment le lien évident de l’étude des communautés et de celle du concept de domination qui souligne la discussion constante de Weber avec Marx et ses héritiers, en même temps que l’importance du sociologue dans la construction d’un concept qui a marqué tout le XXe siècle politique et intellectuel. Cela sera sans doute l’objet de critiques de détail pour ce magnifique travail d’édition, qui insiste plus sur le contexte biographique dans lequel écrivit et pensa Max Weber (qui reste le moins connu des lecteurs) que sur ces mouvements conceptuels au long cours, bien documentés par ailleurs. Ces Communautés apportent, malgré leur difficulté d’accès, une contribution essentielle à la réinvention d’un Max Weber affichant le gigantisme pionnier de son œuvre scientifique et politique pour l’ensemble d’un XXe siècle qui l’a toujours reconnu avec une pointe d’incompréhension récurrente quoique légère. Ce livre rendra à son tour difficilement excusables les incompréhensions futures.