Les angles morts de l’enquête

Enquêtes

De nombreux textes littéraires contemporains reprennent les outils et les figures de l’enquête dans un souci d’exploration du réel. Ils sont tout aussi nombreux à proclamer leur foi en la démocratisation de l’écriture et une attention particulière aux « humbles », aux « disparus » et aux « sans parole ». Mais les écritures contemporaines ne peuvent ignorer le risque que représente leur propre discours – celui de réduire ou d’utiliser l’altérité dont elles prétendent rendre compte : l’enquête peut aussi occulter une part du réel.

L’enquête est parfois envisagée comme un art de faire de la littérature avec les sciences sociales, et réciproquement. Tout le monde aurait à y gagner : les sciences sociales, un lectorat élargi ; la littérature, une légitimité accrue. Le mot enquête, dans le discours critique, supplante ainsi celui d’expérimentation : manière d’affirmer un retour de la littérature au réel, après des égarements formels et un isolement aristocratique qui l’en auraient coupée.

On peut contester cette vision réductrice de l’histoire littéraire. Elle reflète d’abord un soupçon et une inquiétude : les écrivains, ceux qui les lisent et les étudient, sont aujourd’hui sommés avec insistance de justifier leur existence dans l’espace social. C’est ce que manifestent les politiques culturelles motivant l’attribution de résidences par l’interaction avec des « territoires » investis comme autant de « terrains ». C’est ce que confirment les stratégies éditoriales et les discours sur la littérature qui mobilisent massivement le terme d’enquête pour répondre à la faim de réel [1] contemporaine. Ils jouent ainsi d’une confusion, rendue possible par la polysémie du terme français, entre l’enquête en tant que forme et l’enquête en tant qu’elle recouvre différentes pratiques de production de connaissance et d’investigation du monde.

Enquêtes : les angles morts de l'enquête, par Marie-Jeanne Zenetti En attendant Nadeau

Pourtant, les choses sont loin d’être claires : « Une enquête, c’est bien gentil, mais avec quelle méthode ? Il y a des milliers de manières de mener la chose. Sur un crime, c’est coton déjà, mais sur une disparition [2]. » Dans son Histoire de la littérature récente, Olivier Cadiot fait un pied de nez à ceux qui opposent injonction au réel et poésie de recherche. L’enquête, ici, se retourne contre les discours qui clament la fin de l’expérimentation, quand ce n’est pas celle de la littérature tout court. Cadiot commence par interroger les gens du métier afin de récolter leurs réponses sur l’état de la littérature. Mais très vite se pose une question de méthode, qui est aussi une question de forme. Elle l’amène à distinguer entre différents types d’enquête. Il y a d’abord l’enquête criminelle, celle des films où des détectives déchiffrent des indices jusqu’à résoudre miraculeusement l’énigme qui leur est posée. Verdict : très artificiel. Et il y a le modèle historien :

« J’suis des Annales, j’avais entendu quelqu’un dire ça. Un historien qui avait l’air d’avoir les pieds sur terre. Ça fait sérieux. Regardons les règles de cette école. L’histoire doit devenir une histoire problème qui questionne le passé et remet constamment en question ses propres postulats et méthodes afin de ne pas être en reste sur les autres sciences et sur l’histoire du monde. Bien. En voilà un beau projet.

Cette obligation implique de sortir l’histoire de son immobilisme académique en diversifiant et surtout en croisant ses sources, au-delà des seules références écrites traditionnelles. Excellent [3]. »

Avec malice, Cadiot joue de l’opportunisme qu’il y a, pour un écrivain, à revendiquer son lien aux sciences humaines et sociales. Faire l’enquêteur apparaît d’abord comme une posture : « ça fait sérieux ». Mais l’enquête lui sert aussi à déconstruire un imaginaire de la poésie qui la couperait du monde. Fouiller dans les endroits inaccessibles, renifler en mode chasseur-cueilleur : voilà un travail de poète. La poésie, si elle ne résout pas d’énigmes, ne fait pas autre chose que chercher, sonder des problèmes non déterminés à l’avance, sur le modèle d’une enquête ouverte, que Cadiot oppose à la clôture de l’investigation policière.

C’est aussi le modèle d’enquête défendu par Aline Caillet, qui envisage l’artiste comme un « nouveau chercheur ». Elle mobilise la théorie critique et le pragmatisme pour définir, à la suite de l’anthropologue Tim Ingold, un « art de l’enquête » fondé sur la pratique, qui emprunte en les critiquant les méthodes et les protocoles de la recherche en sciences sociales [4]. Ces « savoirs pratiques » transforment le paysage académique, en interrogeant le cloisonnement disciplinaire, la division entre sciences humaines et sciences sociales, ainsi que le partage entre recherche scientifique et pratiques artistiques [5].

Cette contamination réciproque des arts et des sciences sociales peut aussi être envisagée à partir d’une autre tradition théorique : celle qui s’est construite autour des notions de positionnement (standpoint) et de savoirs situés [6]. Elle défend l’idée d’un privilège épistémique des points de vue marginalisés, interroge la légitimité à parler sur et à parler pour, critique les savoirs institutionnalisés et la neutralité scientifique. Comme les arts documentaires, ces théories promeuvent la réflexivité, les expertises sauvages, les savoirs dépréciés [7].

Valorisées symboliquement (contrairement aux savoirs militants), mais peu investies en vérité par rapport aux discours journalistiques ou scientifiques, les pratiques artistiques appartiennent à leur manière à ce que Michel Foucault nomme une « tératologie du savoir [8] » et Donna Haraway « le grand terrain souterrain des savoirs assujettis [9] ». Or, une des idées majeures développées par les épistémologies féministes consiste à dire que c’est depuis les marges du savoir qu’on peut critiquer le savoir. Les discours peu ou pas valorisés d’un point de vue scientifique peuvent permettre d’élaborer des épistémologies et des méthodologies parallèles qui interrogent les modalités de production et de circulation des savoirs.

Les écritures du réel, qu’on les appelle écritures de terrain, fictions encyclopédiques, narrations documentaires, littérature contextuelle ou factographies [10], procèdent de cette critique. Elles s’énoncent et s’inventent depuis les angles morts des enquêtes fondées en légitimité, rejoignant des réflexions épistémologiques qui traversent les sciences humaines et sociales, tout en les contestant parfois. Un livre blanc de Philippe Vasset, compte rendu d’exploration des zones blanches de la région parisienne, se donne ainsi comme un exemple de « géographie parallèle, alternative, à rebours de la science officielle, forcément impersonnelle et réductrice [11] ». Vasset s’interroge constamment sur sa démarche, qu’il présente comme une quête plus que comme une enquête, dans des lieux assimilés à un territoire plus qu’à un terrain. Il s’agit moins pour lui de revendiquer un égalitarisme lié à un défaut de compétences du géographe amateur qu’une légitimité à parler sur qui serait fondée, non pas sur un savoir académique, mais sur l’expérience et la fréquentation prolongées des espaces décrits. Cette réflexivité justifie aussi l’abandon de son projet de documentaire engagé. Après être allé à la rencontre des sans-abris parisiens, après les avoir interrogés, Vasset, conscient de sa fascination ambiguë pour les marges et de son désir de rester insituable, renonce à livrer une enquête de type ethnographique qu’il jugerait violente et illégitime.

Enquêtes : les angles morts de l'enquête, par Marie-Jeanne Zenetti En attendant Nadeau

Un tel projet littéraire s’inscrit pourtant dans une tradition contemporaine nourrie, fondée sur la collecte des propos d’autrui, principalement des personnes considérées comme les plus vulnérables : pauvres, femmes battues, avortées clandestines, sans-emploi, « invisibles » et autres « anonymes ». Cette tradition s’accompagne de discours de légitimation valorisant le fait de « donner la parole » à celles et ceux dont la voix porterait le moins, et de tentatives de justification de la littérature qui passent par l’affirmation de son lien aux questions politiques et sociales les plus sensibles. Un exemple désormais canonique d’une telle démarche est l’ouvrage de William T. Vollmann, Poor People (2007), qui rassemble les réponses recueillies par l’auteur, à l’aide d’interprètes et contre rémunération, à la question « Pourquoi êtes-vous pauvres ? », dans le cadre d’une enquête qui le mène du Mexique au Congo, en passant par l’Irak, les États-Unis, la Thaïlande ou le Kazakhstan [12]. En introduction, Vollmann invoque Céline : « Les pauvres ne se demandent jamais, ou quasiment jamais, pourquoi ils doivent endurer tout ce qu’ils endurent. Ils se détestent les uns les autres, et en restent là [13]. » La pauvreté, ainsi présentée comme liée à un défaut de sens, et possiblement de réflexivité des pauvres sur leur situation, légitimerait donc le rôle de l’artiste, de l’écrivain ou de l’intellectuel en tant qu’il serait apte à produire du sens là où celui-ci manque.

Il ne suffit pas de souligner la « tendance » actuelle que constitue la publication de tels ouvrages, intimement liée aux pratiques d’enquête et inscrite dans la tradition anglo-saxonne du new journalism et de l’écriture de reportage. Ces investigations littéraires donnent aussi lieu à une critique artistique et littéraire qui en interroge la légitimité, réfléchit aux apports réciproques des sciences sociales et des arts documentaires pour poser à nouveaux frais la question du positionnement. Michele L. Hardesty, et à sa suite Philippe Roussin et Marc Pataut [14], analysent ainsi sévèrement la position de Vollmann, qu’ils jugent contradictoire et intenable – mélange d’empathie, d’exotisme, et de défaut de réflexivité. Sous couvert de franchir les frontières géographiques, culturelles et sociales, son livre contribuerait surtout à mettre en scène une figure de l’Américain à l’étranger conforme à l’imaginaire contemporain de la politique extérieure états-unienne. Une telle critique se rend à son tour attentive aux angles morts de l’enquête, comme le font certains écrivains, de Philippe Vasset à Annie Ernaux [15]. Elle formule les impensés qui nourrissent un rapport fétichisé à « l’Autre », dénoncé par Hal Foster dans son analyse du tournant ethnographique de l’art contemporain [16].

Si sciences sociales, arts documentaires et discours critiques sur l’art et la littérature peuvent se rencontrer et s’interroger mutuellement, c’est notamment dans cette attention soutenue et inquiète aux angles morts auxquels l’enquête ne peut échapper. Laurent Demanze voit dans l’époque contemporaine un renouveau de la « culture de l’enquête » du XIXe siècle et une démocratisation des savoirs, subvertissant les frontières disciplinaires et les spécialités [17]. Mais les écritures contemporaines sont aussi traversées par une conscience aiguë du risque que représente l’autorité liée aux pratiques d’enquête : celui de réduire, de nier, d’instrumentaliser l’altérité dont elles prétendent rendre compte. C’est précisément pour penser un tel risque, et la façon dont l’écriture peut ménager un espace des points de vue permettant d’y échapper, que Bourdieu a recours au modèle littéraire. Citant les noms de Woolf, de Faulkner et de Joyce, il définit la forme adoptée dans La misère du monde comme une tentative d’« abandonner le point de vue unique, central, dominant, bref quasi divin [18] ». L’enquête, comme l’écriture, n’est donc jamais innocente. Tout point de vue conditionne à la fois la possibilité de voir certains aspects du réel, et l’impossibilité de saisir ce qui, depuis ce même point, échappe inévitablement. Il n’existe pas de positionnement, ni de méthodologie, permettant d’annuler l’angle mort inhérent à toute démarche d’observation. Mais écrire avec la conscience de ce qui reste invisible au sujet observant n’est pas la même chose que de l’occulter. Relativiser son point de vue, qu’il soit littéraire ou scientifique, en revendiquant les conditions matérielles depuis lesquelles l’enquête s’écrit, en reconnaissant sa dimension nécessairement partielle et partiale, ne relève pas d’une posture de modestie. Une telle réflexivité relève davantage du programme que Sandra Harding définit pour les sciences humaines : celui d’une objectivité forte (strong objectivity), consciente de son positionnement, qu’elle distingue de l’objectivité fondée sur l’illusion de neutralité et mobilisée pour disqualifier les savoirs marginaux [19].

Le recours à l’enquête mérite ainsi être considéré comme un dispositif de légitimation qui participe d’une redistribution de l’autorité à décrire le monde ; mais il interroge aussi l’autorité liée à tout discours de savoir. Il invite par conséquent à un réexamen des récits d’enquête sous l’angle de la méthode et de la responsabilité : quels discours la démarche d’enquête légitime-t-elle ? comment évite-t-elle, ou non, d’ajouter aux dominations historiques une violence symbolique ? que fait-elle des fantasmes que les méthodes scientifiques visent à tenir à distance et qui font retour quand on les évacue ? comment évite-t-elle d’invisibiliser ou de travestir ce que l’auteur a intérêt à passer sous silence ? De telles questions traversent et nourrissent, pour peu qu’on y prête attention, les discours des sciences sociales, mais aussi ceux de la critique littéraire et artistique : il n’est pas écrit qu’ils soient condamnés à reconduire l’occultation que les littératures documentaires s’emploient à contester.


  1. David Shields, Reality Hunger : A Manifesto, New York, A. A. Knopf, 2010. Trad. en français sous le titre Besoin de réel : Un manifeste littéraire, Au Diable Vauvert, 2016.
  2. Olivier Cadiot, Histoire de la littérature récente, tome I, P.O.L, 2016, p. 42.
  3. Ibid., p. 43-44.
  4. Aline Caillet, L’art de l’enquête : Savoirs pratiques et sciences sociales, Mimésis, 2019.
  5. Ibid., p. 181-182.
  6. À partir des travaux de Nancy Hartsock, Patricia Hill Collins, Sandra Harding, Adrienne Rich et Donna Haraway. Voir notamment Sandra Harding (dir.), The Feminist Standpoint Theory Reader, Routledge, 2003.
  7. Elsa Dorlin, « Épistémologies féministes », in Sexe, genre et sexualités : Introduction aux philosophies féministes, Puf, coll. « Philosophies », 2008, p. 9 et s.
  8. Michel Foucault, L’ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970, Gallimard, 1971, p. 35.
  9. Donna Haraway, « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle » [1988], in Manifeste cyborg et autres essais : Sciences-Fictions-Féminismes, Exils, 2007, p. 119.
  10. Je renvoie ici respectivement aux travaux de Dominique Viart, Laurent Demanze, Lionel Ruffel, David Ruffel et Marie-Jeanne Zenetti.
  11. Philippe Vasset, Un livre blanc, Fayard, 2007, p. 35-36.
  12. William T. Vollmann, Pourquoi êtes-vous pauvres ? [Poor People], trad. Claro, Actes Sud, 2010 [2007].
  13. Ibid., p.17.
  14. Michele L. Hardesty, 2009, « Looking for the good fight : William T. Vollmann’s An Afghanistan Picture Show », Boundary 2, vol. 36, no 2, p. 99-124 et Marc Pataut & Philippe Roussin, « Photographie, art documentaire », Tracés. Revue de Sciences humaines, 11, 2011, URL : http://journals.openedition.org/traces/5253.
  15. Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014.
  16. Hal Foster, « L’artiste comme ethnographe ou la ‟fin de l’histoire” signifie-t-elle le retour de l’anthropologie ? », Face à l’histoire, 1933-1996, éd. du Centre Pompidou, 1999, p. 498-505.
  17. Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête. Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Corti, 2019. L’expression « culture de l’enquête » renvoie aux travaux de Dominique Kalifa.
  18. Pierre Bourdieu, « L’espace des points de vue », in La misère du monde,  Seuil, 1993, p. 9-11.
  19. Sandra Harding, « « Strong Objectivity »: A Response to the New Objectivity Question », Synthese, vol. 104, no 3, Feminism and Science (sept. 1995), p. 331-349.

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