Enquêtes
Spécialiste de la culture kanak, l’anthropologue Alban Bensa est décédé dimanche 10 octobre 2021. EaN lui rendra hommage dans les prochains jours ; d’ici là, nous vous proposons de relire ses articles, dont celui qu’il avait consacré, dans notre hors-série sur les enquêtes, à son travail : un autoportrait dans lequel il réfléchissait, à partir de son expérience en Nouvelle-Calédonie, à l’inversion des savoirs, et rappelait que l’observateur n’était pas toujours celui qu’on croit…
Il suffit d’aller là où sont les « autres », sur le terrain, d’y observer les habitants, d’en questionner quelques-uns (pas tous, mais au moins un), de prendre note des choses vues et surtout entendues puis, au retour, de les ordonner proprement pour peindre un tableau de préférence de style figuratif. Ces recommandations restent encore trop souvent la seule voie méthodologique proposée à l’ethnologue consciencieux. L’œuvre en poche, on peut ensuite se prévaloir d’une solide objectivité : « c’est ainsi qu’ils sont, ces gens d’ailleurs ». Cette procédure académique s’est vue contestée par des esprits critiques qui ont interrogé ses modalités effectives d’accomplissement. Les relations d’enquête, l’installation de l’ethnographe, la langue de communication, l’accueil des indigènes, l’informateur privilégié, l’insertion professionnelle de l’enquêteur (telle école, tel courant de pensée), autant de conditions de production qui ont bien dû peser sur la fabrication du texte savant. Et puis ce dernier n’est-il pas d’abord un récit dont les règles de composition, d’écriture, de style, priment sur l’histoire effective du « terrain », en en occultant ainsi des pans entiers ? En outre, désormais, quand les indigènes devenus anthropologues se mettent à écrire, pourquoi contestent-ils nos travaux ? Bref, c’est toute l’enquête qui s’est trouvée mise sur la sellette. Il faut donc y revenir afin d’élucider ses effets propres sur les narrations à ambition scientifique et ce au cas par cas. C’est l’un de ces cas que je voudrais décrire succinctement ici à partir de ma propre expérience de terrain.
En Nouvelle-Calédonie, au centre-nord de la Grande-Terre, dans les divers territoires des pays de langues paicî et cèmuhî, métier oblige, j’ai recueilli des généalogies et les récits d’origine des familles, lignages et clans, noté leurs liens, leurs appartenances, leurs emboîtements, leurs implantations et leurs migrations. Au bout du compte, a été accumulé un corpus dont les articulations internes et la fonctionnalité intéressent évidemment les personnes qui nous l’ont livré pas à pas et ne cessent jusqu’à aujourd’hui de s’y référer, tout simplement pour vivre en société selon leurs propres lois et aspirations. Après tant d’années d’investigation dans la même région, auprès des mêmes personnes et de leurs ascendants et descendants sur cinq générations (ses grands-parents, son père et sa mère, lui ou elle, ses enfants et petits-enfants), il est normal, comme la plupart des ethnologues pratiquant une ethnologie très localisée et sur le long terme, de cumuler un savoir détaillé à propos d’un vaste ensemble d’individus, au point, en l’occurrence, d’être devenu familier, voire « famille », de nombreux Kanak.
Que faire de cette collection où se côtoient carnets, enregistrements transcrits dans des cahiers, notes quotidiennes de terrain, photos et surtout anecdotes incubées sur bientôt cinquante années ? Les Kanak ne se sont pas posé la question longtemps : « il faut ramener le paquet là même où il a été fabriqué et ficelé par tes soins, chez nous qui t’avons accueilli et t’accueillons encore ». Ces mémorations inscrites sur le papier, dans des bandes-son et des enseignements, deviennent en effet aussi un enjeu de connaissance pour les gens du lieu. Et d’enquêteur on devient enquêté, c’est-à-dire à son tour interrogé et transmetteur de savoirs locaux.
Cette inversion de posture, celle par laquelle les Kanak encadrent l’ethnologue et pilotent son travail de remise raisonnée d’un fond documentaire, à l’origine élaboré en payant de sa personne et pour les institutions scientifiques françaises (Cnrs, Ehess), met en abyme toutes les investigations. Celui qui cherchait est recherché, l’étranger « indigénisé », et le quêteur de mémoire devient une sorte de médiathèque ambulante. Pour le coup, le « je » initial est bien « un autre » et ce dans les deux sens : à la fois l’autre de l’indigène (celui qui enquêtait « pour la science ») et venait du « monde des Blancs » et « l’indigène de l’autre », au sens où les Kanak, pour leur gouverne, voudraient bien accéder par le biais de ces documents tant à eux-mêmes transposés dans la parole de leurs « vieux » qu’à l’expérience de l’ethnologue qui en lui porte trace de leur influence.
Mais l’affaire est politique de bout en bout. L’ethnologie, quoi qu’en pensent parfois encore sincèrement ses praticiens, a à voir avec le pouvoir colonial qui n’entend pas seulement, comme en principe le chercheur, savoir pour savoir, mais vise à savoir pour contrôler. En retour, les pouvoirs indigènes veulent s’exercer sur le savoir ethnologique. Les Kanak entendent s’en servir aussi mais à leurs propres fins, variables selon les contextes. Ils se font donc eux-mêmes enquêteurs afin d’utiliser à leur avantage ce que peuvent leur apporter les nouveaux venus. Parmi eux, l’ethnologue, s’il ne se cantonne pas « à faire son malin » en parlant de la « culture kanak » en général, est une proie de choix quand il demeure là, disponible. Et celui qui demande à apprendre se voit à son tour étudié par ses hôtes, interrogé sur ses propres savoirs et catégories.
À l’instigation de mes partenaires kanak, il s’agit donc aujourd’hui de reparcourir cette « vie-enquête » et ses récoltes dans le but d’en extraire, à leur demande, ce qui fait sens pour eux aujourd’hui. Mais que contient-elle donc, cette documentation sédimentée de décennie en décennie, que les Kanak ne savent déjà ? Pour répondre à cette question, il leur faut m’enquêter, me sonder, c’est-à-dire éprouver mes connaissances, généalogie par généalogie, récit par récit, lieu visité par lieu visité, personne rencontrée par personne rencontrée. Car le savoir est ici d’abord une pratique mémorielle active, un savoir-dire et un savoir-faire. De ce point de vue, l’ethnologue est une banque d’expériences à remettre sans cesse sur le métier. Pourtant il oublie peu, tant ses apprentissages lui ont coûté en ascèse par mise à disposition de soi-même à autrui, à ses hôtes. L’abandon progressif de ses propres références, croyances, préjugés et même convictions constitue un dépouillement nécessaire afin de ne plus faire de soi un obstacle à la compréhension. Pour être un interlocuteur vraiment crédible, l’ethnologue doit aussi réviser sans cesse ses connaissances qui peuvent alors s’accroitre sensiblement.
Cette exigence de mise en phase avec l’emprise du local (ici une maîtrise ne serait-ce que minimum de la langue vernaculaire est irremplaçable) permet de communiquer en continu au cœur de discussions enclenchées les unes par les autres et, à travers elles, d’informer les informateurs sur des choses anciennement apprises et vécues, tout cela en prolongeant sa propre enquête dans des recoins encore inexplorés. Enquête finie, enquête infinie – pourrait-on dire, en paraphrasant Freud – au fil d’enchaînements généalogiques, toponymiques, anecdotiques, déroulés par des discussions sur ce qui se passe et s’est passé ici et pas ailleurs. La perspective micro-locale s’impose, renvoyant la généralisation aux marges des faits que la chronique située permet de décrire et finalement de donner à comprendre.
Les interactions et leur histoire tissent tant de fils que chacun cherche à savoir ce que le voisin, le parent, l’ethnologue, sait de cette trame. Celle-ci, vivante comme un réseau de nerfs, court, court encore, au plus près et au plus loin sans faire référence ni à une totalité, ni même à une « culture », mais à une connivence. La barrière enquêté/enquêteur s’affaiblit à mesure que les savoirs se partagent. Tout en circulant sur les chemins sinueux de l’écho narratif de la vie sociale, l’ethnologue fait vivre ces savoirs avec son entourage kanak et aussi en lui-même comme des opportunités d’expérimentation intellectuelle et relationnelle nouvelles. Cette situation, qui fait du syndrome de Stockholm un principe de recherche, entraine l’ethnologue dans un maillage de liens horizontaux qui traversent les terroirs, les chefferies et même la ville de Nouméa, d’un bout à l’autre d’un archipel conçu comme entièrement kanak partout et pour toujours. Compagnon de parole de ses interlocuteurs, l’ethnologue déploie avec eux un jeu de ficelles qui enserre tous les territoires de la Nouvelle-Calédonie, dans la perspective d’une indépendance recouvrée.
Mais ces nouages de liens, ces mouvements de personnes qui partent, s’arrêtent et reviennent, identifient aussi des bornages, des frontières qui signalent la spécificité des espaces politiques qu’ils traversent. L’horizontalité des circulations ne peut faire fi de la verticalité des autorités qui s’exercent dans les terroirs. Ainsi sortons-nous du terroir référé au chef X pour entrer dans celui auquel Y donne son label, non sans mentionner les portes d’accès et de sortie de ces institutions, points de passage gardés par des autorités lignagères précises et concrètement incarnées par des personnages connus. C’est à eux qu’il faut s’en remettre pour entrer dans la chefferie X puis se rendre dans la chefferie voisine, elle-même dotée de son gatekeeper. Autant de postes frontières marqués dans l’espace physique et social que l’on repère en discutant tout en avançant et par lesquels sont délimitées des unités politiques organisées, chacune portée par une histoire et un corps de narrations fondatrices.
Pour prendre ses marques dans cette mosaïque d’institutions distinctes mais reliées entre elles, l’ethnologue excipe de l’identité qui lui a été attribuée au début de ses enquêtes en le rattachant à tel clan et à telle chefferie. Il voyage ainsi en tant que béé (parent, allié, compagnon, ami) clairement situé par les gens qu’il visite. Il accède au savoir en vertu de la place, c’est-à-dire du pouvoir social qui lui a été accordé. Encore lui faut-il l’évaluer à chaque pas pour s’en servir sans l’outrepasser. L’enquêteur est ainsi toujours sur le qui-vive tant qu’il n’a pas intériorisé pleinement les codes qui correspondent à sa position. Il lui faut donc se livrer à une introspection sociologique permanente pour savoir qui il est politiquement là où il se trouve.
Mais les Kanak cherchent-ils seulement à inscrire l’ethnologue et à s’inscrire eux-mêmes dans la continuité de leurs propres savoirs ? Certes non. Ils attendent aussi que leur soient données à voir les mises en ordre particulières qu’opère l’ethnologue en tant que savant nourri d’autres situations de terrain et d’autres héritages intellectuels. Comment ce chercheur qui n’est pas né ici relie-t-il les pans de savoirs qu’il travaille avec nous, comment traduit-il nos paroles et nos écrits, que peut-il en dire quand il ne parle plus de l’intérieur du monde kanak qui l’a accueilli mais de l’intérieur du monde d’où lui-même est venu ?
L’attente la plus fréquemment formulée tient en un mot de langue cèmuhî : cipèètéé-hî, « rapprocher, joindre, unir, mettre bout à bout ». L’ethnologue est invité à attacher ensemble les récits multiples que ses pérégrinations lui ont permis de collecter. S’il est bien assigné à des noms (un clan, un lignage, une position de parenté) qui le tiennent, il bénéficie, du fait de son origine étrangère au groupe d’accueil et de sa demande d’investigation élargie au-delà de celui-ci, d’une sorte de prime à l’extériorité : il a pu interroger au-delà de sa parentèle d’adoption, enregistrer les histoires d’autres clans ; et cette « polytopie » lui confère une vue d’ensemble des narrations que ne possèdent pas nécessairement ses interlocuteurs. Ces derniers l’invitent donc à relier les récits au sein d’une architecture qui justifierait de façon stabilisée la fonction de chacun dans son territoire politique et si possible au-delà dans l’ensemble historique régional, en l’occurrence l’aire de langue paicî et cèmuhî.
Il est vrai que la fragmentation de l’espace social en lignages, clans, territoires, toujours plus ou moins en concurrence et autrefois en guerre, ne favorise pas la synthèse des savoirs particuliers mais plutôt le silence, le secret ou bien l’expression stratégique cherchant à profiter du passage de l’ethnologue pour jouer un coup. La fin des conflits armés et de l’enfermement dans des réserves séparées les unes des autres par l’appropriation coloniale ainsi que, sans doute, l’influence du modèle biblique d’un récit unique réunissant tous les autres en un seul livre, ont parfois incité des Kanak à esquisser eux-mêmes ce travail de mise en ordre consensuelle. Ainsi les grands « mythes d’origine des hommes » recueillis au tournant des années 1960 ne sont-ils peut-être que des narrations éparses rassemblées suite au passage du missionnaire puis de l’ethnologue. Ces tentatives n’entendaient-elles pas surmonter les turbulences narratives pour esquisser un tableau apaisé de l’histoire des clans et des terroirs ? Et sur ce registre de l’élargissement du micro-local au régional, voire à l’insulaire, l’ethnologue ne serait-il pas l’expert tout désigné ? En le confortant dans cette voie, ses interlocuteurs jouent la carte d’une remise en ordre de leur propre monde. Après un siècle de turpitudes (de la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie en 1853 à l’acquisition de la citoyenneté française en 1950), il est temps de refonder les autorités, les limites, les fonctions, les constitutions politiques régionales. Pour ce travail, les fonds documentaires de l’ethnologue et son savoir-faire de lettré sont sollicités.
Cette mise à l’épreuve conduit, en retour, le chercheur à reconsidérer les classements induits par la normalisation du métier d’anthropologue. Quels secours peuvent apporter les formalisations ordinaires de la discipline à la compréhension des faits de terrain décrits et expérimentés ? Quand l’enquêteur enquêté reconsidère ses démarches théoriques à la lumière des réalités, terminologies et questions locales, ses certitudes savantes ont tôt fait d’en être ébranlées. Sauf à dénier les contextes historiques qui pèsent sur les attitudes et les idées des acteurs en situation, force est de constater que les modélisations anthropologiques en termes d’automaticité des comportements n’ont guère de sens. Mis sur le gril par ceux-là mêmes qu’il prétend étudier, l’ethnologue se voit obligé de réviser les fondements mêmes de sa discipline. L’inversion des rapports de forces modifie les questionnements sur le sens. Lorsque les enquêtés deviennent à leur tour enquêteurs, ils mettent à l’épreuve la conceptualisation de l’anthropologie : les clans n’apparaissent plus comme des entités fermées, la notion de chef est relativisée, la parenté n’est plus un système mais un ensemble d’usages, les motivations sont multiples et incertaines.
L’anthropologie, c’est donc l’enquête au carré : l’enquête sur les relations de terrain et la production des informations multipliée par l’enquête sur la production du texte anthropologique. C’est alors seulement que peut se dessiner, au fond du tamis, quelque chose s’apparentant à la vérité scientifique.