Spécialiste du théâtre contemporain, autrice, notamment, en 2013, avec Martial Poirson, d’un « Que sais-je ? » sur L’économie du spectacle vivant, Isabelle Barbéris entend avec L’art du politiquement correct dénoncer l’avènement d’un « nouvel académisme en art », dont la spécificité est d’être « anti-culturel », ainsi que le signale le sous-titre de l’ouvrage.
Isabelle Barbéris, L’art du politiquement correct. Sur le nouvel académisme anti-culturel. PUF, coll. « Hors collection », 205 p., 17 €
Taxer d’académisme ce qui ne l’est pas, et plus encore ce qui s’élabore contre l’académisme, n’a rien en soi de bien neuf ni de très original. Cela découle fort logiquement de l’usage immodéré que l’on peut faire de la notion de stratégie, laquelle présente ainsi l’avantage de pouvoir faire dire à peu près tout et n’importe quoi à une œuvre de pensée. Dans les années 1960-1970, écrit par exemple Isabelle Barbéris, Michel Foucault et Jacques Derrida ont selon elle opté pour « l’élite cultivée américaine », dans une « stratégie de contestation de l’ordre établi [qui] passait en fait par une stratégie plus conformiste de séduction du nouveau maître à bord ». L’autrice peut dès lors se targuer d’avoir débusqué le but réel recherché par les pères de la French Theory, dont les pensées respectives ne sauraient être tenues pour leurs propres fins, et le lecteur de se réjouir d’avoir été ainsi dégrisé, d’autant que, dans ces conditions, rien ne l’oblige à lire Foucault ou Derrida.
Ce qui est un peu plus nouveau, en revanche, c’est de prendre systématiquement appui sur ces auteurs pour légitimer sa propre démarche, en pliant nécessairement leurs concepts à des usages inattendus. Celui de « stratégie » est emprunté à Bourdieu, comme celui de distinction, mobilisé au détour d’un axiome : « La diversité fait prévaloir le registre de la distinction sur celui de la transmission. » Sans doute Isabelle Barbéris entend-elle actualiser les concepts, puisqu’elle observe que, de nos jours, ce sont les minorés qui cherchent à tout prix à se distinguer, en excipant continuellement de leur appartenance raciale, on y vient.
Le cas le plus emblématique est d’ailleurs à ses yeux celui des Indigènes de la République, dont l’appel en 2005 marque en France une rupture. Et l’autrice de réaliser ce tour de force logique de lier « l’hystérisation » inhérente à « la montée du politiquement correct » à la notion bourdieusienne d’hystérésis qu’elle définit comme une « perpétuation, voire [une] crispation d’un habitus alors que le contexte des luttes a évolué », là où Bourdieu y voyait un « décalage structural » entre l’évolution socio-historique et la constitution des habitus. Inadéquation qui, d’après lui, provoque une « impuissance, souvent observée, à penser les crises historiques selon des catégories de perception et de pensée autres que celles du passé, fût-il révolutionnaire [1] », remarque que l’on est naturellement tenté d’adresser à Isabelle Barbéris, tant l’essentiel de son projet paraît informé par une tentative de faire travailler cette impuissance.
Jusqu’à convoquer à ses côtés les auteurs qui, pour leur part, ont tenté de combattre cette impuissance. Après Pierre Bourdieu, donc, Theodor Adorno, dont la « théorie de l’art affirme la nécessité d’une dialectique », rappelle l’autrice. Dialectique en danger selon elle alors que le politiquement correct entend réduire et tenir pour rien les antagonismes fondamentaux de la création artistique, mais dont elle explique finalement qu’elle tient « dans une faculté d’altération réciproque aboutissant à une “réconciliation” (terme qui doit être envisagé sans connotation sentimentaliste ni compassionnelle) ». Même sans ces restrictions, la théorie esthétique adornienne n’entend aucunement aboutir à une réconciliation. Là résident justement sa complexité, son échec permanent, et son motif. « Paradoxalement, écrit Adorno, l’art doit témoigner de l’irréconcilié et tendre cependant à la réconciliation [2] » ; y tendre, certainement pas s’y résoudre ; faute de quoi l’art verserait dans le kitsch, voire sombrerait dans la barbarie, et dans tous les cas il rejoindrait l’académisme. Cela explique sans doute que l’autrice ne mentionne pas le célèbre envoi final de la Théorie esthétique : « que deviendrait l’art, demande Adorno, en tant qu’écriture de l’histoire, s’il se débarrassait du souvenir de la souffrance accumulée [3] ? ». Or c’est précisément de ce souvenir qu’Isabelle Barbéris entend se débarrasser, et c’est pourquoi elle déplore que « le nouvel art pompier substitue les victimes aux héros ».
Le compagnonnage qu’elle tente d’établir apparaît forcé parce qu’il est nécessairement contrarié. « L’actuel pourrissement idéologique qui a fait virer une grande partie de la production artistique vers le moralisme consensuel actuel, constitue néanmoins l’héritage, dégradé et corrompu, du modèle théorisé et mis en pratique après la Seconde Guerre mondiale, et dont les manifestations d’aujourd’hui ne sont bien souvent que l’expression stercoraire. » L’adjectif « stercoraire » renvoyant élégamment aux excréments d’animaux, on comprend qu’elle ménage les références historiques de la pensée critique à seule fin de mieux disqualifier ses héritiers, et donc, finalement, de s’arroger leur place. D’une main, elle paie sa dette : « à bien des égards, ces penseurs nous aident encore à comprendre les impasses actuelles du système de l’art », de l’autre, elle se fait créancière : « même si celles-ci proviennent en grande partie de ceux qui se réclament de leur héritage » ; façon de réemployer l’« en même temps » macronien dans le champ de l’esthétique, avec un effet identique : penser par deux, ce qui n’a pas grand-chose de commun avec la pensée à deux dialectique.
Il n’y a rien d’étonnant à ce que cette disposition à la pensée binaire conduise à un appauvrissement, pour ne pas dire un asséchement, des concepts censés articuler la démonstration qu’entend tracer L’art du politiquement correct. En ce qui concerne le spectacle vivant (mais Isabelle Barbéris l’étend implicitement à d’autres médias), sa thèse est que l’on assiste à un « tournant performatif sans lequel il est impossible de comprendre la fin du paradigme de la mimésis et la destruction de la représentation ». Cette fin est gravissime, estime l’autrice, dans la mesure où elle liquide l’héritage aristotélicien qui avait introduit la mimésis au centre de l’activité artistique conçue comme représentation, et qui la distinguait de la vie réelle. Elle est dangereuse parce qu’elle se voit supplantée par un théâtre littéral qui n’a de fiction que le nom et qui obéit à une exigence nouvelle que Barbéris définit comme celle d’un « panréalisme ». Pour le dire plus simplement, le théâtre contemporain ne représente plus la réalité, il la hisse sur les planches sans médiation. Or cette confusion attise les exigences de « visibilité » (et non plus de « représentabilité ») de communautés qui se sentent marginalisées, ou qui ressentent les représentations que l’on fait d’elles comme des captations de leurs mémoires et de leurs conditions.
Pour limitée qu’elle soit, si l’on considère le nombre de créations théâtrales ou opératiques qui se donnent annuellement ne serait-ce qu’en France, cette situation est bien réelle et elle a en effet quelque chose d’assez inédit. Le constat que fait Isabelle Barbéris n’est donc pas en soi contestable ; son appréciation l’est, comme l’importance qu’elle lui accorde. Quant à la description qu’elle en donne, elle est tout simplement odieuse. « Sur la nouvelle scène empathique, écrit-elle, le metteur en scène engagé invente des zoos humains où il entreprend de “visibiliser” », « mode des zoos humains » contre laquelle elle appelle à lutter. Ici l’inversion du sens historique et le travestissement des faits passés excèdent largement le cadre d’une tentative de retournement des concepts.
Dans le contexte actuel, on ne s’étonnera guère qu’un simple nom suffise à opérer la jonction entre une entreprise de révision de la pensée critique et une volonté de légitimer la réaction politique, voire à la doter d’une aura qui dépasse son audience traditionnelle. Ce nom, c’est évidemment celui des États-Unis d’Amérique. On avait compris que les théoriciens français, selon Isabelle Barbéris, étaient partis quêter leur approbation. On comprend désormais que leur démarche, en plus d’être imprudente, s’est finalement révélée pernicieuse : « La réimportation en France de la french theory après métabolisation par la gauche identitaire américaine sous la forme de subaltern et post-colonial studies de tout poil est l’un des vecteurs les plus puissants du soft power nord-américain. »
Le pont ainsi bâti entre critique épistémologique et dénonciation politique demeurant sans doute un peu trop abstrait, l’autrice livre un autre nom, celui de Rokhaya Diallo, promue « vedette du marketing identitaire », et célébrée pour cela par un morceau de bravoure qui confine à l’insulte : « La figuration caricaturale et raciste du Noir hilare utilisée comme enseigne publicitaire a fait place, soutient Barbéris, à un portrait tout aussi caricatural et néocolonial, mais inversé : un visage aux traits crispés par le ressentiment et l’hybris de la dénonciation. » Inutile de dire qu’elle ignore manifestement que la figure du « Noir énervé » fait bel et bien partie du répertoire des stéréotypes racistes, notamment américains, comme elle paraît n’avoir pas conscience que, oui, en effet, « c’est l’usage même de tout stéréotype, y compris élogieux, qui devient litigieux ». Si l’on s’en offusque, c’est parce qu’on a oublié que le stéréotype est l’un des ressorts essentiels de l’activité artistique, en ce que « les stéréotypes et les clichés font non seulement partie du langage symbolique commun, mais ils participent à sa créativité ». Rokhaya Diallo pourra donc remercier Barbéris de lui avoir fourni matière à faire de l’art, activité qui lui sera d’autant plus loisible qu’elle est « financée par la Fondation Obama et l’homme d’affaires George Soros ». Troisième nom qui suffit également, semble-t-il, à rallier un peu tout le monde contre « la nouvelle bourgeoisie cosmocratique, fascinée par la mobilité », et à ériger la dénonciation du politiquement correct en protectionnisme intellectuel. Écrire, par exemple, de la méthode du « naming and shaming » qu’elle est un « procédé importé » vaut disqualification.
Pareille mentalité d’assiégé est d’autant plus insupportable qu’elle est, là encore, le fruit d’une usurpation. Ce n’est pas parce que le pouvoir est contesté qu’il est perdu ; c’est même une stratégie pour le conserver que de le dire continuellement menacé ; et c’est une singulière conception de la démocratie que de refuser toute légitimité à ceux qui en contestent le monopole. À cet égard, la définition que donne l’autrice « du politiquement correct comme sentiment de sa propre légitimité » est particulièrement révélatrice, elle oriente même tout son raisonnement. Pour éculé qu’il soit, il convient toutefois d’en retracer les étapes.
Dans un premier temps, il s’agit de nier la réalité afin de saper le bien-fondé de la contestation. Après avoir glosé sur le « “sentiment” de discrimination », « dont on sait qu’il est non seulement difficilement quantifiable mais bien distinct de l’objectivité des faits », Barbéris use du conditionnel, ce qui vaut là aussi réfutation : « le cadre républicain serait forclos et inaccessible pour les immigrés et leurs descendants », confrontés à des discriminations dont ils « seraient les victimes ». Comme rien de tout cela n’est vrai ni empiriquement vérifié, il devient incompréhensible que ces prétendus vaincus en appellent à la justice pour réparer des torts imaginaires – c’est le second temps du raisonnement.
« Dans cette parodie de démocratie, on invente un racisme défensif et un suprématisme de plus pour contrer l’ancien », écrit ainsi Barbéris, « judiciarisation des relations humaines » qui met au jour « l’incapacité au dépassement dialectique de toute posture identitaire ». Plutôt que de penser, voire de créer, ces gens en appellent aux juges. Il va sans dire qu’un tel mésusage de la justice est un autre des nombreux méfaits dont les États-Unis ont gratifié la France ; stratégie particulièrement perfide qu’ils ont eue cette fois de forclore la culture nationale. Par leur faute, en effet, plus aucune création n’échappe à « l’inquisition antiraciste qui désormais surveille le monde ». C’est qu’en effet des gens, même minorés, même marginalisés, et pour ces raisons mêmes, se sont mis à placer leur espoir dans les promesses légales qu’on leur avait faites et pour lesquelles ils s’étaient battus.
D’aucuns, sans doute plus versés qu’eux dans les distinctions entre la lettre et l’esprit, ont pris d’abord cette confiance pour une naïveté. Puis, quand les demandeurs se sont faits un peu plus insistants, leurs manières leur ont paru assez déplacées. Enfin, ils ont perçu cette revendication comme une menace à peu près équivalente à celle d’une révolution ; comme si la simple application du droit recélait un potentiel révolutionnaire… C’est pour cela que ces gens manifestent, qu’ils se montrent et montent sur scène, voire qu’ils prennent la parole sans qu’on la leur donne. « Le passage obligé de toute revendication contre la domination serait donc aujourd’hui de faire spectacle de son statut de dominé, de sa misère, d’être “fier d’avoir honte” », estime Isabelle Barbéris, qu’on a aussitôt envie de rassurer : non, l’immense majorité des dominés ne montrent rien ; s’ils le faisaient, Paris brûlerait.
Comme tout essai français digne de ce nom, L’art du politiquement correct se clôt par un apologue tiré de Chantecler, la pièce écrite en 1910 par Edmond Rostand. Pourtant, en comparaison avec l’anecdote finale qui le précède dans la section des conclusions, cet épilogue est sans intérêt. Isabelle Barbéris y rapporte une mésaventure survenue à un ami poète, « donc particulièrement sensible à l’usage des mots, à leur choix », pense-t-elle nécessaire de préciser. Pourtant, cet homme, qui n’est donc pas n’importe qui bien qu’on ignore son identité (et c’est sans doute heureux vu le rôle qu’il joue ici), se trouve un jour pris au dépourvu.
Dînant avec des amis dans un restaurant, il aperçoit un autre de ses amis tout seul à sa table, et qui se trouve être noir. Or le poète ne sait pas comment désigner auprès de ses commensaux l’homme noir. Ne pouvant dire le « n-word » puisque le puritanisme racialisé ambiant l’en empêche, il ne peut tout de même pas non plus dire : « l’homme à la chemise bleue ». « C’est complétement ridicule, le subterfuge est grotesque et ce serait encore pire qu’une référence “pigmentaire” ; le malaise éclaterait au grand jour », commente Barbéris. Mais, ajoute-t-elle, comme « il n’y a plus aucun référent disponible qui échappe à la connotation raciste, c’est-à-dire qu’il n’y a plus d’espace symbolique autorisé », c’est « la destruction ». La destruction de quoi ? On ne peut que le conjecturer ; de la poésie, certainement.
Reste que du haut de notre bien-pensance, on ne saisit pas très bien pourquoi le poète ne pourrait parler de son ami à partir de son habit, ce qui serait éminemment moins « grotesque » que de nous laisser l’imaginer suant à grosses gouttes en se répétant sans oser le dire : « il est noir, il est noir, il est noir, que faire ? », avant de se lever pour aller le saluer comme Isabelle Barbéris finit tout de même par le dire. À la vérité, dès l’introduction, on se doutait un peu que l’autrice n’épargnerait décidément rien à ses lecteurs, qui sont tout de même bien bons d’aller jusqu’au bout de choses pareilles. Celles-ci présentent néanmoins un avantage : celui de rappeler qu’il existe d’autres ouvrages, qui ne miment pas la pensée mais la font, et qui, pour cette raison, sont vraiment bien plus intéressants à lire.
-
Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique précédé de Trois études d’ethnologie kabyle [1972], Seuil, coll. « Points Essais », 2000, p. 278.
-
Theodor Adorno, Théorie esthétique [1970], trad. de l’allemand par Marc Jimenez, Klincksieck, coll. « collection d’esthétique », 2011, p. 236.
-
Ibid., p. 359.