La nation du spectacle

Belle idée que de proposer le portrait d’une époque, dans un pays donné, à partir de sa création artistique. Ça change des courbes de PIB par habitant, ou d’autres produits de l’industrie sondagière de nos gazettes. L’initiative d’Agnieszka Zuk, traductrice littéraire et professeure agrégée de polonais, vient au bon moment, alors que l’image de la Pologne patauge dans la mare des stéréotypes. Elle souhaite, écrit-elle dans l’avant-propos, « apporter une vision en profondeur, nuancée et intime, de la Pologne contemporaine, à travers sa culture, comprise ici comme un ensemble de manières de penser, de sentir et d’agir propres à une société donnée ».  Une lecture stimulante.


Agnieszka Zuk (dir.), Hourras et désarrois. Scènes d’une guerre culturelle en Pologne. Noir sur Blanc, 280 p., 24 €


Agnieszka Zuk met en scène une « guerre culturelle » sur fond de tensions politiques, sociales et morales, décrites par l’une des auteures (Kaja Puto) comme une opposition entre une « Pologne européenne » et une « Pologne traditionnelle », que d’autres abordent avec plus de nuances (Andrzej Leder, Przemysław Czapliński, Olga Drenda), et que le titre de l’ouvrage résume mieux. Il y a ceux et celles qui crient « Hourra ! »,  et d’autres – sans doute les plus nombreux – qui expriment leur désarroi, trente ans après l’effondrement du régime communiste.

Les œuvres citées – principalement des performances, installations d’art ou romans et essais – sont commentées par des critiques et des artistes, qui pour la plupart ont commencé leur activité au cours de ces vingt dernières années. S’y ajoutent quelques articles d’anthropologie culturelle sur l’évolution des modes de vie. Ainsi, le tableau présente une guerre à multiples facettes, il réussit à transmettre une ambiance, parfois sombre et révoltante, dominée par les replis sur soi. L’inévitable conflit entre les anciens et les modernes prend des formes inattendues.

Par exemple, le regard des romanciers sur les pays voisins. Przemysław Czapliński, un des plus importants critiques et historiens de cette littérature, s’appuie sur « des récits anticonformistes et subversifs » pour détecter ce qui les attire. Il découvre la prépondérance de « l’Est » et du « Sud » (en fait les Balkans) sur un Occident quelque peu délaissé ces derniers temps. Or cet Est, observé comme d’anciennes colonies des magnats polonais, est « dépolonisé » par nombre d’auteurs contemporains. Passons  sur le « postcolonial » qui semble obséder la critique polonaise, et retenons l’abondance des reportages sur l’Ukraine contemporaine, ou des œuvres comme celle d’Olga Tokarczuk (Les Livres de Jakob), qui « racontent les anciens Confins de l’Est à travers plusieurs langues et plusieurs perspectives », mais « pas pour les offrir à une nation en particulier », « pour qu’aucune d’entre elles ne puisse prétendre à l’exclusivité des symboles et des récits ». Il en déduit « que c’est justement cette décolonisation culturelle de la conscience polonaise qui a décidé d’une réconciliation exceptionnelle ».

Agnieszka Zuk (dir.), Hourras et désarrois. Scènes d’une guerre culturelle en Pologne

Daniel Rycharski, Porte célébrant le 150e anniversaire de l’abolition du servage, photographie © D. Rycharski

Certes, lui répond implicitement la philosophe ukrainienne Oksana Zaboujko, auteure d’un roman mémorable (Explorations sur le terrain du sexe ukrainien, Intervalles, 2017). C’est vrai, la Pologne l’a fait rêver dans les années 1980 (au temps de Solidarnosc), puis dans l’enthousiasme des années 1990. Mais maintenant, affirme-t-elle, elle se replie : « Une colère mêlée d’impuissance, visqueuse et pesante, m’envoie depuis plusieurs années le même signal : la Pologne “se referme’’. Mes amis polonais, qui désormais sont tous devenus des ‘’Polonais de seconde catégorie’’, agitent frénétiquement les bras au dessus de l’eau (et certains pensent même à émigrer). » Elle rappelle son expérience en Ukraine « de la méthode de la cuisson de la grenouille vivante ». C’est ainsi : « Lorsqu’on chauffe très doucement l’eau, la grenouille ne s’en aperçoit pas, ou à peine, jusqu’à ce qu’elle soit cuite. Les changements systémiques introduits dans le pays de l’intérieur, par ‟petites doses’’, n’éveillent pas tout de suite l’inquiétude. » Son texte, aussi beau qu’alarmant, appelle au « dialogue véritable » tandis qu’une haine réciproque grandit des deux  côtés de la frontière.

La ruralité, mère de tous les mythes, est sans doute au cœur de l’imaginaire polonais. Le critique d’art contemporain Stach Szabłowski en fait « la névrose postcoloniale qui tourmente l’égo de la société » – comme pour repêcher, en imitant les postcoloniaux des grands empires, les cultures traditionnelles écrasées par la modernité. Il s’intéresse au travail de Daniel Rycharski, un artiste qui est « retourné » au village il y a dix ans, qui a conçu « une œuvre participative, réalisée à la campagne et dont les thèmes sont les problèmes de la ruralité ». C’est ainsi qu’il érige en 2014 un Monument du paysan dans son village : une « sculpture hyperréaliste » représentant le maire dans « la pose du Christ de pitié », juchée sur une colonne de métal. Ça devient un « monument ambulant qui peut être accroché à un tracteur et transporté là où il sera (symboliquement) utile ». Il passe dans différents villages mais, note l’auteur avec une ironie involontaire, « son impact discursif est le plus fort dans les grandes villes, comme lorsqu’il est installé devant le musée d’Art moderne à Varsovie ». L’artiste tente ainsi de résister au conservatisme ambiant en érigeant, toujours dans son village, une porte commémorant l’abolition du servage, peinte « dans les couleurs de l’arc-en-ciel sans cacher à sa famille ni à ses voisins travaillant avec lui qu’il faisait clairement allusion aux mouvements LGBT ». Il se référait à une autre installation, brûlée sept fois, reconstruite, puis abandonnée.

La même guerre est décrite longuement par Agnieszka Graff, écrivaine, grande figure de la pensée féministe en Pologne. Elle commence très fort, avec cette inscription, en juillet 2018, taguée en rouge et noir sur les bâtiments de l’archidiocèse de Varsovie : « ASSASSINS », « CECI EST MON SANG ET MON CORPS – N’Y TOUCHEZ PAS ! », signée « L’ÈVE  MITOCHONDRIALE ». Cette action et une quantité d’autres décrites par Graff font écho aux manifestations massives des femmes qui, à plusieurs reprises, toutes habillées en noir, ont fait reculer le gouvernement qui voulait interdire complètement l’IVG. « Ce ne sont pas des œuvres d’art dans lesquelles les artistes expérimenteraient le féminisme ou s’y réfèreraient. Il s’agit plutôt de prises de paroles féministes radicales dont les auteures ont choisi l’art comme moyen d’expression puisqu’elles sont artistes. L’engagement féministe fait simplement partie de leur vie. » Et elle repère une touche singulière qui pourrait symboliser l’époque : « La présence fréquente du motif de l’obscurité dans le nouvel art féminin interroge. Je ne pense pas simplement à l’utilisation du noir […], mais aussi aux nombreuses références à des motifs sombres, les sorcières, la folie ou la mort. Cela vient en partie du fait que nous vivons en des temps sombres ».

En effet, mise en scène pour mise en scène, ce tableau des cultures polonaises abonde en représentations, jusque dans la vie quotidienne. L’anthropologue Olga Drenda raconte avec humour les manières de paraître des nouveaux riches d’hier, que l’on appelait « les boutiquiers » et d’aujourd’hui, le « lemming » dont on se méfie et que narguent les conservateurs : « le ‘’lemming’’ s’abreuve au puits de la globalisation, n’a pas de racines, ne s’intéresse qu’à sa propre carrière et à la consommation. En un mot, c’est un mangeur de sushis indifférent au destin de son pays. Le ‘’lemming’’ est aussi appelé péjorativement ‘’bocal’’ par les habitants des grandes villes car il rapporte des plats tout faits de chez ses parents vivant à la campagne quand il rentre en fin de weekend ». Maciej Jakubowiak complète le tableau en y opposant le « janusz », un prénom synonyme de provincialisme, mot tendance qui correspond au beauf français.

Agnieszka Zuk (dir.), Hourras et désarrois. Scènes d’une guerre culturelle en Pologne

L’Anathème, spectacle d’Oliver Frlijć au Théâtre Powszechny © Magda Hueckel

On peut voir la vie politique et culturelle en Pologne comme une performance ininterrompue, un spectacle permanent. C’est ce que nous propose Dariusz Kosinski, chercheur en « performances studies », qui analyse le rituel répétitif installé par Jaroslaw Kaczyński, tous les mois pendant huit ans, en mémoire de son frère jumeau, Lech, président de la République mort dans la catastrophe aérienne de Smolensk (2010). C’est un « cycle dramatique qui a toutes les caractéristiques d’une performance réussie ». La Pologne, écrit Kosinski en paraphrasant Guy Debord, est devenue « la nation du spectacle ». Les scènes se multiplient comme autant de réactions ou de symptômes de la crise, laissant l’impression d’un monde brouillon et bruyant. Une Pologne sombre, criarde et bravache.

Et quoi de mieux pour saisir l’intimité polonaise que cette extraordinaire performance intitulée Anathème, longuement décrite par Agata Adamiecka-Sitek, critique et chercheuse en études théâtrales. Le spectacle, monté par Olivier Frljic en mai 2017 dans un des grands théâtres de Varsovie, a provoqué un immense scandale. On suit une succession de tableaux, ou d’images, destinés à diviser les spectateurs. En voici deux. Ouverture : la comédienne « Karolina Adamczyk s’avance au milieu de la scène et enfile sans se presser une tenue de protection : des chaussures, un pantalon, des gants et un casque. Ainsi équipée, elle prend une tronçonneuse et procède à l’opération méthodique et professionnelle du sciage d’une grande croix en bois, qui domine la scène vide depuis le début. […] Cette croix est le symbole du rôle essentiel que Jean-Paul II a joué dans la mobilisation de la société polonaise à résister contre les pouvoirs communistes, contribuant ainsi aux changements démocratiques. Elle peut donc également être perçue comme le signe de l’alliance particulière que les pouvoirs de la Pologne libre ont scellée avec l’Église pour rembourser une dette symbolique. L’action qui est accomplie par l’actrice dure, elle s’étale dans le temps, ce qui confronte les spectateurs à l’inexorabilité de ses conséquences : elle attaque par une première entaille, fait une contre-coupe, se met derrière la croix et, d’un geste lent, la renverse en direction du public. »

Deuxième image : est avancée sur la scène une statue en plâtre de Jean-Paul II,  pourvue d’un pénis en érection. « Un groupe lui met la corde au cou et serre le nœud, tout en lui accrochant un panneau avec l’inscription ‘’Défenseur de pédophiles’’ ». Et, plus tard, la scène jugée « la plus offensante » nous montre une comédienne qui fait une fellation à la statue de Jean-Paul II. Ou plutôt la statue du Commandeur qui viole la jeune femme par la bouche. « C’est certainement l’image la plus équivoque du spectacle. Le pénis en érection de la statue représente la structure genrée du pouvoir dans cette institution ultra-patriarcale. » Pour Agata Adamiecka-Sitek, « cet acte de violence symbolique, avec lequel il n’est pas question de s’identifier, peut difficilement être interprété autrement que comme une manifestation ostentatoire de ressentiment. […] Les auteurs du spectacle semblent nous dire que la seule chose que nous puissions faire, c’est poser l’acte de ’’vengeance des faibles’’, déverser notre propre impuissance, celle-ci ne trouvant de consolation que dans la répulsion et la fureur ressenties par les autres ».

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