Enquêtes
Omniprésente de nos jours, l’enquête n’existe presque pas dans les ouvrages d’histoire médiévale voire moderne. Peut-être en raison du fait qu’il n’existait alors presque pas d’enquêteurs, ou peut-être parce que l’histoire de l’enquête révèle bien des faces sombres de nos enquêtes contemporaines. L’institution inquisitoriale fournit un terrain fécond d’expérimentation pour une telle histoire de l’enquête, qui trouve dans le Saint-Office une institution pionnière à bien des égards. Si l’institution chrétienne ne saurait être présentée comme mère de toutes les enquêtes, elle invite toutefois à un éclairage critique de la notion sur un temps long souvent oublié.
Justice, sciences sociales et humaines, police, santé, pédagogie même, opinion, consommation, arts plastiques, satisfaction : l’enquête est aujourd’hui omniprésente. Cette profusion d’enquêtes n’a d’égale que l’absence de critiques dont la pratique enquêtrice est l’objet. Significativement, l’enquête n’est presque jamais soumise à une enquête historique permettant d’entamer cette critique, laissant exister toutes ces manières d’enquête dans une impression trompeuse et factice d’évidence, voire de naturalité. À la façon de Pierre Bourdieu voulant que la sociologie des sociologues soit l’angle mort de la sociologie, peut-être faudrait-il se demander si l’enquête (l’histoire) de l’enquête n’est pas une sorte d’angle mort des historiens. Rien d’étonnant en tout cas à retrouver l’une des rares analyses historiques de l’enquête chez un penseur souvent décrié par les historiens : Michel Foucault. Dans Le pouvoir psychiatrique, cours de 1974 au Collège de France, le philosophe entame un tournant fondamental de sa pensée en commençant à délaisser ses objets antérieurs (notamment la notion de discipline) pour les faire muter bientôt en une analyse du néolibéralisme puis en une « herméneutique du sujet » creusant la question des rapports entre subjectivité et vérité. Dans ce contexte complexe, Foucault fait de l’enquête un instrument fondamental des évolutions politiques et sociales signant le passage de la chrétienté du Moyen Âge vers la modernité : « on peut dire que l’on assiste depuis la fin du Moyen Âge à la mise en enquête généralisée de toute la surface de la terre, et jusqu’au grain le plus fin des choses, des corps et des gestes ». Intuition fugace, cette analyse permet de questionner l’histoire de l’enquête sous un jour plus critique : l’enquête serait alors d’abord une technologie de pouvoir ; y compris l’enquête scientifique, dont Les mots et les choses avait déjà montré qu’elle aussi, forme du savoir, était habitée par les logiques du pouvoir. L’invitation à historiciser l’enquête conduit Foucault, plus succinctement encore, à en appeler à l’une de ses premières incarnations : l’Inquisition. L’auteur de L’ordre du discours décrit ainsi cette « sorte de grand parasitage inquisitorial ; c’est-à-dire que […] l’on peut et l’on doit poser la question de la vérité. […] Voilà […] le grand processus qui a amené à ce renversement, d’une technologie de la vérité-événement à une technologie de la vérité-constatation ».
L’intuition de Foucault, sujette à caution, permet toutefois de relier l’actualité problématique de l’enquête à une histoire de très long terme, celle du Saint-Office et de toutes les formes prises par l’institution inquisitoriale depuis l’époque féodale. L’Inquisition agit de ce point de vue comme le révélateur de certaines faces cachées de l’enquête telle qu’elle n’est aujourd’hui jamais – ou trop rarement – déconstruite : l’enquête n’a en propre aucune universalité (elle est une invention du Moyen Âge tardif et de la modernité) ; l’enquête n’a aucune neutralité ou « innocence » politique (elle est un instrument de pouvoir) ; l’enquête n’est pas un humanisme mais participe à la construction des notions modernes de vérité, de sujet, de conscience, etc. Dans cette perspective, la procédure inquisitoriale, telle qu’elle a été analysée par de nombreux auteurs, peut se lire moins comme l’ancêtre de nos enquêtes actuelles, qu’une douteuse généalogie chercherait à établir, que comme le moteur d’une déconstruction plus approfondie des fausses évidences entourant notre présent enquêteur.
En quoi l’Inquisition invente-t-elle au Moyen Âge un nouveau rapport à l’enquête ? En tout premier lieu par la rareté des institutions médiévales dont la mission est l’enquête au sens contemporain du terme : dans la France féodale, seules les cours de justice possèdent une fonction officielle d’enquête, comme le Parlement de Paris doté d’une chambre des enquêtes – les comparaisons avec les enquêtes judiciaires actuelles seraient des plus aventurées. Les premiers tribunaux d’inquisition, apparus vers la fin du XIIe siècle dans le cadre de la lutte contre l’hérésie, précèdent d’ailleurs d’un petit siècle l’organisation du Parlement par la monarchie. Rapidement structurés par différents conciles provinciaux (Narbonne, 1235) et autres bulles pontificales, les tribunaux d’Inquisition fonctionnent longtemps dans le cadre de la lutte contre les hérétiques cathares, vaudois, ou même juifs, mettant en place une procédure très vite ordonnée par des manuels d’inquisiteurs dont le plus fameux reste celui de Bernard Gui, rendu célèbre par Le nom de la rose. La procédure inquisitoriale systématise un établissement de la vérité juridique qui n’était pas si clairement dessiné par la justice féodale, en plaçant en son cœur les notions de preuve et de suspect individuel dont on cherche à faire émerger la vérité de la conscience et de la foi [1]. Dans le contexte médiéval, la preuve émane cependant d’abord de l’interrogatoire : le travail de l’inquisiteur consiste d’abord à poser des questions aux suspects.
L’« enquête » d’inquisition médiévale est territoriale : le tribunal se forme à l’arrivée des inquisiteurs dans un village ou une ville soupçonnée d’hérésie. Après la proclamation d’un temps de grâce où les hérétiques peuvent se dénoncer et bénéficier d’une clémence du tribunal, commencent l’inculpation des suspects et la recherche de preuves – l’interrogatoire – permettant d’établir une sentence adaptée. Les inquisiteurs, soumis à l’autorité de l’évêque, enregistrent l’ensemble des preuves qui permettra pour finir de décider de la sentence. Dans les termes de Foucault, la procédure peut s’identifier à une enquête au sens moderne à plus d’un titre : elle est enregistrée (technologie de l’écriture), elle vise à révéler la vérité cachée du sujet, elle fonctionne par des preuves selon un registre de « véridiction » renouvelé. À ce titre, elle constitue bien une instance pionnière de mise en enquête de la chrétienté moderne, amenée dans les siècles suivants à s’institutionnaliser et à se perfectionner à mesure que s’engage le long processus de réforme catholique marquant les derniers siècles du Moyen Âge et la Renaissance (création de l’Inquisition espagnole en 1478, puis de la Congrégation pontificale fondée par la papauté en 1542 dans le cadre de la lutte contre le protestantisme). L’Inquisition représente alors un champ d’étude historique particulièrement riche pour interroger l’histoire de l’enquête sur le temps long, par sa procédure autant que par l’échelle à laquelle elle agit (la chrétienté catholique) ou encore le temps long dans lequel s’inscrit l’histoire du Saint-Office. Avec la conquête des Amériques, l’Inquisition commence d’ailleurs à devenir actrice de premier ordre d’une première mondialisation qui, de ce point de vue, étend de manière globale ses pratiques d’enquête. Dans le contexte colonial des territoires américains (puis asiatiques et africains), l’imposition souvent violente de la procédure inquisitoriale prouve avec force l’absence totale d’universalisme de l’enquête : l’irruption du christianisme dans l’Amérique espagnole s’accompagne d’une irruption de la procédure de vérité qu’est l’enquête, d’abord dans sa forme inquisitoriale.
La procédure d’inquisition permet de resituer l’histoire de l’enquête dans une perspective anti-universaliste qui est celle, foucaldienne, des régimes de vérité. À ce titre, elle éclaire moins une généalogie peu convaincante de l’enquête contemporaine que le caractère pour le moins hâtif de l’assimilation des enquêtes à des formes « humanistes » de savoir, comme le rappellent les études historiques consacrées à son histoire renaissante et baroque. Parmi les nombreux ouvrages importants consacrés au rôle du Saint-Office, celui d’Adriano Prosperi paraît le plus à même d’éclairer la compréhension de l’histoire de l’enquête. Les Tribunaux de la conscience (1996, à ce jour jamais traduit en français [2]) marque en effet un bouleversement du regard historique porté sur l’Inquisition, ici étudiée avec l’évolution des pratiques de confession et de mission catholiques dans le contexte de la réforme catholique et des lendemains du concile de Trente. Prosperi met en lumière un changement de paradigme religieux et social dans l’Italie moderne, dans lequel l’Église n’apparaît pas seulement comme détentrice d’un pouvoir politique mais aussi comme engagée dans une « conquête des consciences » novatrice à l’époque. L’Inquisition romaine devient alors l’une des forces centrifuges de cette guerre spirituelle qui se joue moins contre les protestants qu’au sein de la société catholique italienne, dont elle devient rapidement une institution puissante par sa capacité à intégrer les réseaux aristocratiques et ecclésiastiques – comme le montre le destin de Michele Ghislieri, d’abord Grand Inquisiteur à Rome puis élu pape sous le nom de Pie V en 1566. L’Inquisition romaine contribue alors moins à créer une nouvelle procédure d’enquête qu’à systématiser un objet nouveau de celle-ci, la conquête des consciences.
Le livre de Prosperi – ainsi que ceux de nombreux autres auteurs (Massimo Firpo, Andrea Del Col, John Tedeschi, Hubert Wolf, notamment) – incite alors à penser la procédure inquisitoriale moins dans ses aspects techniques, malgré la nouvelle floraison de manuels d’Inquisition au XVIe siècle, que dans ses fonctions politiques, sociales et pastorales. Prosperi insiste en particulier sur l’une des caractéristiques principales du Saint-Office de la première modernité : le secret. Dans les procédures, dans les correspondances ou dans l’archivage de leurs nombreux procès, les inquisiteurs mirent en effet en place un système juridique extrêmement efficace et puissant mais fonctionnant sous le régime d’une opacité radicale, qui s’exerce parfois encore pour les historiens désireux de travailler sur certaines archives. L’importance du seul interrogatoire dans la procédure inquisitoriale ainsi que ce goût du secret achèvent de distinguer l’Inquisition des enquêtes contemporaines, dont elle n’est en aucun cas l’origine unique. La transparence et le libre accès ont en effet largement défini l’essentiel des enquêtes actuelles et en tirent même leur légitimité et leur capacité à établir une vérité acceptée largement : c’est le cas de l’enquête scientifique et intellectuelle, qui doit pouvoir être contestée, discutée et vérifiée ; c’est aussi le cas de nombreuses enquêtes judiciaires. Ce goût du secret ne se retrouve guère de nos jours que dans le cadre de certaines marges de l’enquête policières cultivant, si ce n’est le secret, au moins l’opacité. Les polémiques récentes sur les fiches S et certaines technologies de surveillance policière ont rappelé ainsi que, à l’origine de l’enquête de police, se trouvait toujours une organisation complexe du secret, qu’il paraît risqué de comparer avec le secret inquisitorial même si certains parallèles interpellent. Prosperi lui-même, peu suspect de telles comparaisons, insiste d’ailleurs sur l’organisation carcérale et proto-policière du Saint-Office dès le XVIe siècle, en en faisant l’une des singularités historiques majeures de l’institution.
L’Inquisition romaine n’est pas seulement contemporaine des mouvements dits humanistes, elle définit avec eux une nouvelle conception des consciences et donc des sujets – ce que les historiens s’interdisent le plus souvent de conclure. Les renouvellements méthodologiques et scientifiques de l’histoire peuvent toutefois témoigner de cette participation de l’Inquisition à des mouvements historiques extrêmement vastes. Les archives des procès d’Inquisition fournissent ainsi un matériel particulièrement privilégié pour mettre en place des études de micro storia ou d’histoire des mentalités pour l’Ancien Régime, dans la mesure où elles fournissent des sources souvent uniques documentant les pensées et la culture des classes non lettrées. L’un des premiers ouvrages à marquer les esprits à ce titre fut Le fromage et les vers (1976) de Carlo Ginzburg – par ailleurs opposant illustre à de nombreuses thèses de Foucault – qui se propose de recréer l’imaginaire d’un obscur meunier du Frioul du XVIe siècle ayant été l’objet d’un procès d’Inquisition : « le livre raconte l’histoire d’un meunier du Frioul, Domenico Scandella dit Menocchio, qui mourut brûlé sur l’ordre du Saint-Office après une vie passée dans l’obscurité la plus complète ». Ginzburg s’empare de la minutie alors sans équivalent du tribunal et des enquêtes qu’il a menées pour restituer l’univers d’une classe subalterne qui reste inaccessible aux historiens par manque de sources, si n’étaient certaines exceptions de ce type. Sous la plume magistrale de Ginzburg, la procédure inquisitoriale permet de reconstruire un tableau probant de la culture populaire, mais aussi de restituer l’individualité de celui qui, paysan illettré et sans pouvoir, n’en avait pas jusqu’alors. Le Saint-Office est particulièrement pionnier dans la systématisation de l’enquête sur n’importe quel sujet, de Mennochio aux plus grands cardinaux de la curie. En l’absence d’étude précise de ces processus, la fonction des inquisiteurs d’Ancien Régime comme enquêteurs inventant avec d’autres de nouveaux sujets et objets de pouvoir ne peut être qu’une hypothèse très marquée par Foucault, malgré la concordance des travaux de Ginzburg, de Prosperi, et de bien d’autres.
Les nombreux travaux historiques sur les archives d’Inquisition rappellent en outre l’une des propriétés souvent observables des enquêtes, quelles qu’elles soient. Le livre de Ginzburg témoigne en effet du rapport particulier de l’historien – c’est également le cas pour l’ensemble des sciences sociales – avec les enquêtes sur lesquelles il travaille. Les enquêtes du XVIe siècle sont en effet dans Le fromage et les vers à l’origine de l’enquête de l’historien, dans un jeu de miroir des temps et des pensées produisant asymptotiquement de l’écrit et de la pensée. L’archivage minutieux par les inquisiteurs des documents produits par les procès ou l’Index romain visait déjà à susciter de nouveaux commentaires de leurs activités, c’est-à-dire, entre autres, de nouvelles enquêtes. L’enquête n’existe donc jamais seule, mais toujours mise en série. On ne réalise jamais une enquête, mais on embranche chaque enquête sur tout un réseau de documents et de pratiques unis par une conception de la vérité mise en œuvre par des pratiques réglées. Ce constat est particulièrement explicite dans l’enquête scientifique actuelle, puisque le monde scientifique universitaire repose en partie sur l’étude des enquêtes précédentes dont on examine sans cesse la véracité et la robustesse épistémologique. De la même manière pour les enquêtes d’opinion, les sondages, ou même les enquêtes policières, dont on imagine mal qu’elles puissent exister isolées : quel serait le sens d’un sondage unique ? Le détour par l’Inquisition permet à ce titre de relativiser le propos de Foucault : y a-t-il vraiment une mise en enquête du monde au sortir du Moyen Âge, ou n’est-ce pas plutôt que l’enquête est en soi productrice de sa propre universalité, porteuse d’une forme de viralité qui déborde sans cesse au-delà de ses enjeux premiers ?
L’époque moderne ne cesse d’ailleurs de multiplier les lieux de l’enquête, spécifiant ses modalités d’action et précisant toujours plus ses fonctions et ses fonctionnements : en France, le Grand Siècle multiplie les enquêtes émanant de l’État monarchique (significativement, l’une des plus connues et importantes est la grande enquête de 1666 sur la noblesse, qui vise également à définir précisément l’identité des individus en tant que nobles ou non-nobles, marquant symboliquement une forme de mise au pas de la noblesse par le pouvoir royal, et mettant fin à ce qu’Arlette Jouanna appela « le devoir de révolte » propre à la noblesse renaissante). À la même époque est inventée la charge de lieutenant général de police de Paris, confiée d’abord à La Reynie entre 1667 et 1697, qui réforma la police héritée du Moyen Âge pour poser les fondations de la police française moderne sur le plan institutionnel comme sur le plan méthodologique (interrogatoires policiers, réseaux d’indicateurs, territorialisation de l’action policière). La mise en enquête du monde est bien en marche et rend la procédure inquisitoriale moins singulière dans le paysage enquêteur des XVIIIe et XIXe siècles : même les terrains coloniaux sont peu à peu soumis à de nouvelles enquêtes, jusqu’à être les lieux d’expérimentation premiers de l’anthropométrie judiciaire (bertillonages, utilisation des empreintes digitales, etc.) au XIXe siècle, ôtant toujours plus au Saint-Office son monopole de jadis de l’enquête.
À la veille de la Première Guerre mondiale, le rôle de l’Inquisition s’est réduit comme peau de chagrin et son histoire d’enquête est largement méconnue, à l’âge même où l’enquête a bénéficié d’un embrigadement dans un projet progressiste et scientifique majeur pour l’Occident – des Lumières aux positivistes, des journalistes aux tribunaux. Les procédures d’inquisition sont contemporaines de ces défenses et illustrations de l’enquête, mais tout semble fait pour rompre avec cette mémoire et ces héritages, pour créer sur le long terme une partition de l’activité inquisitoriale en deux pôles : à l’enquête le soin de définir positivement le vrai sans conteste, à l’inquisition le soin d’incarner l’obscurantisme et l’arbitraire. Rien n’est plus évocateur de cette partition que la multiplication dans le débat public depuis plus de trente ans d’une dénonciation des « nouveaux inquisiteurs » : de Tom Wolfe à Natacha Polony, d’Alain Badiou et Éric Hazan aux unes de Valeurs actuelles, d’Éric Zemmour aux époux Balkany, le terme est de plus en plus fréquemment utilisé dans une volonté de délégitimation des contradicteurs ou des opposants refusant l’enquête en la renvoyant à son double maléfique inquisitorial. Le fantôme de l’Inquisition plane encore, largement fantasmé, dans les discours conservateurs et réactionnaires qui en usent finalement pour nier à l’enquête contemporaine sa capacité à définir une forme de vrai qu’ils accepteraient : cette vérité moderne et scientifique résidant dans l’enquête ne serait alors qu’une nouvelle forme d’arbitraire, de secret, d’autoritarisme obscurantiste [3].
L’histoire de l’Inquisition permet de dénoncer cette mémoire actuelle et son instrumentalisation, en ce qu’elle interroge finalement les liens entre la procédure inquisitoriale avec notre modernité enquêtrice plus qu’elle ne met à distance le Saint-Office dans un obscurantisme vaguement moyenâgeux pourtant encore très vivace dans les imaginaires, plus proche de la comédie bouffonne de Mel Brooks (le numéro musical The Spanish Inquisition dans La folle histoire du monde de 1981) que des travaux historiques déjà cités. Ces derniers invitent donc moins à rétablir ou à condamner l’Inquisition telle qu’en elle-même qu’à insister sur ce qui est masqué aujourd’hui dans la valorisation des enquêtes de tout genre : l’enquête possède des liens historiques avec la procédure inquisitoriale et n’a, par ailleurs, aucun trait universaliste, humaniste ou objectif qui ne soit soumis à la critique. Plus encore, l’enquête a historiquement à voir avec le pouvoir politique et social dont elle est une technologie majeure par laquelle il s’exerce. La mise au rancart de l’Inquisition dans notre intelligence de l’enquête relève à ce titre davantage d’une illusion : celle qu’on pourra grâce à l’enquête atteindre à une forme d’innocence intellectuelle et scientifique, celle voulant qu’en mettant sous le tapis la critique d’un concept il n’y paraîtra pas. À voir proliférer actuellement l’usage artistique et littéraire des enquêtes, on aimerait invoquer l’Inquisition et la police pour rappeler aux artistes et au public qu’ils usent moins d’un rapport neutre et objectif au réel que d’une technologie de pouvoir dont l’histoire reste à faire. Il est tout à fait possible qu’artistes et intellectuels se lovent dans les pratiques du pouvoir, mais encore faut-il que cela soit clairement dit : l’un des brouillages importants qui gênent la perception claire de l’histoire de l’enquête réside dans ses héritages inquisitoriaux, qui rappellent avec force qu’enquêter traduit plutôt une volonté de confirmation et d’ancrage de l’ordre établi qu’une quelconque recherche de bouleversement ou de changement.
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Cela dit, l’irruption de l’anthropologie juridique dans les études médiévistes à partir des années 1980 a permis de tempérer la perception exagérément négative de la justice féodale, qui était loin d’ignorer ces notions modernes et n’était en aucun cas réduite à des preuves irrationnelles ou à des ordalies. Parmi ses nombreux apports, cette anthropologie a surtout invité les historiens à s’intéresser à une étude plus large du règlement des conflits féodaux, qui intègre un spectre social plus vaste sans se contenter de l’analyse des cours de justice. Par ailleurs, les tribunaux d’inquisition empruntaient énormément aux cours de justices ecclésiastiques et laïques préexistantes, qui purent leur disputer l’autorité de juger des questions d’hérésies, comme ce fut le cas dans la France de François Ier et de Henri II au XVIe siècle.
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L’essentiel des études d’importance sur l’Inquisition romaine au temps de la réforme catholique sont d’ailleurs italiennes. Parmi de très nombreuses explications de cet état de fait, la plus grande rareté des analyses françaises de l’Inquisition du XVIe siècle est avant tout liée au fait qu’alors les hérétiques étaient en France considérés comme rebelles à l’autorité monarchique, et leur cas traité par les tribunaux royaux. Le cas de l’Inquisition espagnole a suscité, quant à lui, une bibliographe très importante dans de nombreux pays. Plus généralement, la question inquisitoriale à l’époque moderne se pose prioritairement, si ce n’est exclusivement, pour les péninsules Ibérique et italienne.
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D’où l’impossibilité peut-être pour les études de genre ou décoloniales d’entamer un dialogue avec de larges pans du champ politique et intellectuel, qui perçoit dans leurs enquêtes des délires inquisitoriaux qu’il ne faudrait pas même prendre la peine de lire.