Un souvenir de La Librairie

En 2011, c’est dans cette collection dirigée par Maurice Olender et publiée par le Seuil que j’ai lu Sous la dictée des choses d’Alain Fleischer. Texte insolite parmi les livres insolites de ce romancier que j’ai toujours placé au plus haut rang, à vrai dire un des seuls écrivains français (avec Éric Chevillard) dont je suis sûr qu’à chaque nouvelle œuvre de fiction il m’étonnera encore une fois.

Dans le cas précis, l’étonnement et le plaisir qui en résulte reposent d’abord sur une construction singulière, celle d’un ensemble donné pour un roman et qui pourtant se compose de 29 morceaux portant un titre, auxquels succède, sous un intitulé global (« Paradoxes du collectionneur »), un court essai perecquien (« Additionner, soustraire ») introduisant 8 portraits de gens que réunit le même hobby (collectionner) ou le même vice, l’ultime personnage de la série étant l’auteur lui-même.

S’agit-il en fait d’un patchwork regroupant des nouvelles ou des contes parfois très courts qu’un thème plus ou moins analogue relie selon un principe de faufilage le plus souvent lâche, sauf au début où la recherche et la découverte d’objets évoquant une Mitteleuropa défunte resserrent le fil du vagabondage et de la rêverie ? On le croirait parfois en notant que dans ce gros livre – près de 500 pages – cohabitent tant de territoires variés (Hongrie, Pérou, Québec, Paris), et tant d’histoires disparates (fantasques et presque fantastiques, comiques, satiriques, absurdes, et bien entendu érotiques puisque l’exploration des limites du voyeurisme est une constante de l’œuvre de Fleischer).

Alain Fleischer, Sous la dictée des choses La Librairie du XXIe siècle Seuil

Et pourtant non. Tout cela se tient et les récits s’enchaînent d’une manière parfaitement concertée en vertu d’une obsession d’écriture qui leur est commune : ne jamais permettre au lecteur d’oublier que le seul objet de l’art est toujours et partout de transmuter la variété des choses – banales ou étranges, cela importe peu à l’artiste – en cosa mentale. Ce n’est pas le monde que je vois chez Baudelaire ou Van Gogh, la prétention de la peinture ou singulièrement du cinéma à être « un œil ouvert sur le monde » (qui s’exacerbe en caricature dans le réalisme socialiste mais contamine aussi le réalisme tout court, à moins d’être pratiqué par Balzac) constitue un leurre, un mensonge puéril.

Aussi convient-il de s’interroger sur le titre donné par Fleischer à l’une de ses plus ambitieuses réussites : Sous la dictée des choses, chef-d’œuvre d’ambiguïté qui laisserait croire au lecteur pressé qu’il tient en main une série de vignettes d’après nature susceptibles de combler son besoin de photographe collectionneur de réalités.

L’idée de collection (de tout et de riens, de voitures anciennes, de publicités découpées dans des magazines de mode défraîchis, d’activités se caractérisant par la répétition des mêmes gestes, d’aventures amoureuses au dénouement prévisible) traverse à juste titre l’ensemble de ces pages, mais c’est afin de démontrer, avec une virtuosité éclatante, que précisément, pour écrire et non pas entasser des mots, il est impératif de ne pas rester « sous la dictée des choses ». La « machine » érotique qui prend possession de la jeune Esti dans le texte éponyme, c’est seulement (mais en ce seulement réside le miracle de l’écriture changeant la pornographie en art) la création mentale du narrateur, bien près ici de se confondre avec l’auteur, qui grâce à « la mémoire syntaxique » du style, a fabriqué de toutes pièces quelque chose valant pour une réalité qui ne doit plus rien à la nature, puisqu’en somme « cette chose, c’est moi ». Robbe-Grillet l’avait dit assez clairement : «  Je n’ai jamais parlé que de moi. »

Trop clairement. Au temps nauséeux du retour au réalisme le plus plat, cette apologie du tout littéraire, c’est-à-dire en fin de compte du tout poétique, n’a plus cours. Si Alain Fleischer n’avait pas été, en 2011, un auteur reconnu, encore que resté en marge de la véritable renommée (provisoire), celle qui ne s’attache qu’à ce qui se vend, je doute fort qu’un volume aussi particulier, aussi peu attendu, ait pu bénéficier d’une publication.

Mais il faut pousser le scepticisme plus loin et consulter la liste des auteurs retenus par « La Librairie du XXIe siècle » en 2011. Tous, de Sylviane Agacinski à Natalie Zemon Davis, sont notables, quelques-uns, surreprésentés, inoubliables, comme Calvino, Perec ou Celan. Aucun n’est coutumier des gros tirages, et presque toujours ce qu’ils ont confié à la collection fait partie de leurs textes les moins classables dans des catégories reconnues, à l’instar du Fleischer pris ici comme exemple. Donc il existe des manuscrits purement littéraires, ne défalquant pas la triste nudité des choses, qui ne doivent leur existence qu’au goût personnel de certains lecteurs obstinés ayant la chance de posséder des miettes d’un pouvoir éditorial en marge des lois du marché. Nous leur devons nos plaisirs. Aussi méritent-ils toute notre reconnaissance.


Alain Fleischer, Sous la dictée des choses. Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 496 p., 22,30 €

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