Le café et la culture juive

Le café, lieu de socialisation entre la synagogue, les institutions communautaires et l’espace privé domestique, a été, selon Shachar Pinsker, le vecteur de la modernité dans la culture juive. L’auteur montre que, du milieu du XIXe siècle à celui du XXe, le café a correspondu à la « route de la soie » de la modernité juive. Chemin faisant, d’Odessa à Tel Aviv-Jaffa, Pinsker livre une histoire culturelle du café en puisant ses sources dans un impressionnant répertoire de guides des villes de l’époque, de même que dans la littérature dans toutes les langues vernaculaires. Entre mythe et réalité, le café a contribué à la construction de l’imaginaire juif qui entoure les villes parcourues.


Shachar M. Pinsker, A Rich Brew. How Cafés Created Modern Jewish Culture [1]. New York University Press,  370 p., 22 $


Si le rôle du café dans l’introduction de la modernité ne s’applique pas qu’à la culture juive, il est certain qu’il fut déterminant pour répandre la Haskala (les Lumières) dans les milieux juifs d’Europe centrale et orientale. L’absence des cafés parisiens dans le corpus des villes étudiées par Pinsker s’explique en raison du fait que Paris ne fut jamais une « ville juive », comparée à Odessa, Varsovie, Vienne, Berlin, New York et, enfin, Tel Aviv-Jaffa.

Pinsker s’inspire du concept de « route de la soie » (dû au géographe Ferdinand von Richthofen qui l’énonça en 1877 à propos du commerce avec la Chine) comme « métaphore spatiale » pour décrire l’interconnexion de la modernité avec les cafés qui se développent au cours de l’urbanisation de l’Europe de l’Est. Les Juifs auraient été immédiatement attirés par ce qu’ils appelaient « la taverne sans vin ». C’est dans cette institution, en laquelle Jürgen Habermas vit l’exemple-type de la sphère publique de la culture bourgeoise, qu’ils trouvèrent une alternative à la maison et aux centres communautaires. C’est dans ce lieu, où ils purent se mêler à des non-Juifs, que commença pour eux le processus d’intégration et d’acculturation. La presse juive, en yiddish, en hébreu ou dans l’idiome local, y naquit et y trouva ses lecteurs.

Odessa, « la ville du péché »

Pinsker démarre son tour d’horizon à Odessa, la ville des Luftmenschen décrits par Isaac Babel, qui ne travaillent pas et passent leur temps à prier et à mendier d’un café à l’autre pour nourrir leur famille. Confinés dans ce lieu reculé de l’empire russe, les Juifs du port franc d’Odessa y subissaient moins de restrictions que dans la « zone de résidence » où ils étaient assignés. Parmi eux, venus de Lemberg, des shtetl de Pologne ou de Vilna/Vilnius, nombre de Maskilim (adeptes de la Haskala). À la fin du XIXe siècle, la population juive y est estimée à 138 935 personnes. Odessa est déjà comparée à Paris « en raison de ses cafés colorés et joyeux, de leurs terrasses accueillantes ou de simples tables placées à l’ombre, sous les acacias ». C’est à Odessa  que vit le jour en 1860 le premier périodique juif en russe, Rassvet (« L’aube »). En 1894, Odessa compte 55 cafés. Les plus célèbres répertoriés dans les guides pour voyageurs sont le Zambrini que fréquente Tchekhov, le Fanconi, le Robina et le café Libmann dont le propriétaire est juif. Centre de la Haskala, Odessa abrite un temps un cercle d’intellectuels connus sous le nom de « Sages d’Odessa » qui ne savent comment réagir à l’attrait de leurs coreligionnaires pour les cafés dans « la ville du péché ». C’est surtout dans le Fanconi que se retrouvent les Maskilim. Arrivé de Kiev en 1891, l’écrivain en yiddish le plus célèbre, Scholem Aleichem, en fait le décor de nombre de ses nouvelles, tout comme plus tard Isaac Babel dans ses Contes d’Odessa.

Le café fut aussi un lieu de tensions lorsque l’antisémitisme se fit plus virulent après l’assassinat, en 1881, du tsar Alexandre II, puis à la suite du pogrome de la Moldavanka, quartier périphérique juif de la ville, en 1905. Plutôt épargnée en revanche par la violence révolutionnaire, Odessa passa neuf fois entre les mains des « Blancs » puis des « Rouges » et put apparaître entre 1917 et 1919 comme le lieu d’une renaissance de la vie culturelle juive. La mise au pas de cette dernière par la Yevsektsya (section juive du Parti bolchevique) après la Révolution, lorsque toutes les marques du particularisme juif doivent être éradiquées, contraint l’élite du judaïsme à quitter la ville pour Berlin, Paris ou l’Amérique. Babel fut le dernier à évoquer l’arôme des cafés d’Odessa, contribuant au mythe qui se perpétue aujourd’hui, quelque part au sud de Brooklyn [2].

Varsovie, « métropole juive »

Lorsque les nazis envahissent la Pologne en 1939, avec 375 000 Juifs, soit le tiers de sa population, Varsovie était bien davantage encore qu’Odessa une « métropole juive ». À la fin du XIXe siècle, le processus de sécularisation des Juifs, de même que le déclin économique des shtetl, ont pour conséquence la migration vers Varsovie à l’industrialisation de laquelle les Juifs prennent une part importante. Dans le quartier de Nalewski, les premiers cafés ne sont pas des espaces aussi larges qu’à Odessa, plutôt des salles, comme le café Scholem, situées dans les arrière-cours. On y trouve aussi le « café sioniste », rue Dzielna, dont le propriétaire est connu sous le nom du « Juif tranquille » et qui, comme le Scholem, est niché au fond d’une arrière-cour. Il faut dire qu’il fait plus froid à Varsovie qu’à Odessa. Le café le plus célèbre de la rue Nalewski sera le Kotik’s, ouvert peu avant la fin du XIXe siècle, qui devint rapidement le lieu de rencontre des intellectuels et activistes juifs. Il présente l’avantage de disposer d’un large éventail de journaux en différentes langues et aussi d’un téléphone. On y parle autant du sionisme que du socialisme et des affaires locales. Les bundistes (socialistes juifs non sionistes) et les sionistes s’y affrontent. On y publie des brochures politiques distribuées gratuitement aux consommateurs. L’âge d’or de la culture du café à Varsovie est l’entre-deux-guerres et les Juifs en sont une figure centrale. Les cafés Ziemianska et Tlomackie 13 sont tous deux fréquentés par les poètes et écrivains, ainsi Isaac Bashevis Singer qui fit son entrée en littérature yiddish au Tlomackie appelé « Der shrayber Klub » (le club des écrivains), tandis que Julian Tuwin, qui n’écrivit qu’en polonais, préfère le Ziemianska. Il y profère ses violentes attaques contre le judaïsme traditionnel dont il est issu, tout en revendiquant ses origines [3].

Shachar M. Pinsker, A Rich Brew. How Cafés Created Modern Jewish Culture

La rue Nalewski vers 1906

La relation entre les Juifs et le café s’acheva dans le ghetto. Dans cette antichambre des camps d’extermination au cœur de Varsovie, il ne fut plus question de refaire le monde mais de s’étourdir. Du moins pour ceux qui en avaient les moyens, les autres, soit la majorité, mourant à la porte de ces lieux de « plaisir ». Le pianiste Wladyslaw Szpilman écrivit dans ses mémoires, adaptés par Roman Polanski au cinéma (Le pianiste), que c’est dans le café Sztuka du ghetto qu’il perdit deux de ses illusions : la première concernait la solidarité juive, la seconde, la prétendue oreille musicale des Juifs.

Vienne, « la ville des mythes qui fonctionnent »

Quoique figurant depuis 2011 dans la liste du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO, les cafés viennois sont loin d’être uniques. Les inscrire dans la culture autrichienne masque, dit Pinsker, le caractère transnational du café, de même que ses origines puisées dans les cafés orientaux (turcs et arméniens). Cela masquerait aussi le rôle des Juifs dans la culture du café à Vienne dans la période la plus emblématique (de 1880 à 1930). À son retour de New York en 1959,  Friedrich Torberg (Kantor-Berg à l’origine) écrit dans son Traité sur le café viennois que Vienne est « la ville des mythes qui fonctionnent ». Au fait de l’interaction entre mythe et réalité qui soutient l’image de toute ville, Torberg pense que c’est à Vienne que les légendes perdurent le plus, le café viennois en étant l’illustration par excellence.

Au tournant du XIXe siècle, la capitale de l’empire des Habsbourg prend son essor et, avec elle, la communauté juive. Si sa présence remonte au XIIe siècle, la voie de son émancipation résultera de l’acte de tolérance de l’empereur Joseph II prononcé en 1782. À la fin du XVIIIe siècle, de même que Lemberg et Berlin, Vienne devient un centre de la Haskala. Comme à Berlin, le café a, en ce début du XIXe siècle, le salon pour rival. Tenu par des femmes de lettres, souvent d’origine juive, le salon n’offrait pas les mêmes opportunités de rencontres que le café, lequel joua un rôle décisif en 1948, lors du « Printemps des peuples ». Tandis qu’Adolf Fischhof plaide pour la liberté de la presse, Moritz Hartmann et Ignaz Kuranda publient des articles réclamant l’émancipation des Juifs. Lorsque, en 1867, la monarchie des Habsbourg devient l’Empire austro-hongrois, les Juifs (de sexe masculin) se voient accorder les mêmes droits civiques, politiques et religieux. En 1900, ils constituent 10 % de la population (147 000 personnes). À ce moment-là, Vienne n’a pas moins d’un millier de cafés fortement investis par les Juifs. Les deux les plus connus sont le Griensteidl et, surtout, le Central. Immortalisé par le satiriste Karl Kraus, le Griensteidl fut remplacé par le Central, fondé en 1876 et encore en activité aujourd’hui. Avant la révolution de 1917, les émigrés russes s’y retrouvent et Lev Davidovitch Bronstein, alias Trotsky, est un des ses habitués. On connaît l’anecdote à son sujet. Lorsqu’on avertit le ministre austro-hongrois des Affaires étrangères que la Première Guerre mondiale pourrait avoir pour conséquence une révolution en Russie, il aurait ironisé : « Avec à sa tête ce monsieur Bronstein assis dans le café Central ? »

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Le Café Griensteidl, 1897, par Carl von Zamboni

Dans la Vienne fin-de-siècle, le lien entre les cafés et la culture juive est omniprésent. Né à Vienne en 1862 de parents juifs émigrés de Hongrie, Arthur Schnitzler préfère rencontrer ses amis à l’extérieur de l’université, « en terrain neutre », disait-il, c’est-à-dire au Central : il y lit la presse des heures durant, joue aux dominos ou au billard, ou encore aux échecs. Le Central est un home spirituel. Schnitzler prétendait se sentir comme à la maison dans l’« atmosphère de café ». Les cafés finirent par être identifiés comme des « lieux juifs », au point qu’ils furent sporadiquement attaqués par les antisémites (rappelons que Vienne élut en 1897 un maire antisémite, Karl Lueger). Quoique appréciant sa Gemütlichkeit [4], Theodor Herzl, le père du sionisme, estimait que le café illustrait la stagnation de la vieille Europe. Il représentait une impasse pour les Juifs émancipés et acculturés, raison pour laquelle il fallait quitter Vienne et aller se ressourcer en Palestine, terre des ancêtres. Cela n’empêcha pas Joseph Roth, émigré de Lemberg, de fréquenter les cafés de la rue Tabor, dans le quartier juif de Leopoldstadt. Le « cercle philosophique » de Kurt Gödel et Wittgenstein campa dans le café Arkaden, moins connu que le Central, mais dont les habitués étaient majoritairement juifs. Les Juifs auraient ainsi participé au magnétisme que Vienne et ses cafés exerça avant la fin de l’empire. Que serait devenue la ville sans les Juifs ? C’est ce qu’imagina Hugo Bettauer, dans son roman La ville sans Juifs (1922) : une ville morte ! Plus de vie culturelle, les cafés seraient redevenus des tavernes où l’on ne discuterait plus, où l’on n’échangerait plus d’idées, on s’y saoulerait et c’est tout. Au point que (dans le roman), Vienne rappellera ses Juifs…

Berlin, « plaque tournante des intellectuels juifs »

C’est de Berlin, où résidait la figure centrale de la Haskala, Moses Mendelssohn, que partit le mouvement, et plus précisément du café « érudit » Gelehrtes Kaffeehouse, une exception dans une ville qui ne connut l’établissement de cafés qu’un demi-siècle plus tard, la législation prussienne ayant limité la consommation du breuvage. Les Juifs berlinois semblent avoir été à l’avant-garde de leur établissement dans la ville. Le café réputé juif « Philipp Falk’s Kaffeehaus » se trouvait dans la rue où résida Moses Mendelssohn jusqu’à sa mort, Spandauerstrasse. Au début du XIXe siècle, le salon était encore le lieu de socialisation principal où Juifs et non-Juifs pouvaient se rencontrer. Henriette Herz, Rahel Levin-Varhangen et Dorothea Mendelssohn-Schlegl en étaient les hôtesses, mais si les salons continuèrent à exister tout au long du XIXe siècle, ils furent vite supplantés par les cafés dont la fréquentation était essentiellement masculine. Investis par les Juifs, ils durent subir la propagande antisémite qui conseillait à toute personne qui avait « l’odorat fin et l’oreille sensible » de les éviter.

Tandis que la population berlinoise connait un accroissement fulgurant entre 1880 et 1910 – elle passe d’un à deux millions d’habitants –, parallèlement la population juive va presque quadrupler (de 36 000 à 144 000). Le café Bauer, qui offre le plus large éventail de la presse, sert à Hirsch Hildesheimer pour faire sa sélection d’articles qu’il édite ensuite dans Die jüdische Presse. Au tournant du siècle, le café associé au modernisme et au mouvement naissant de l’expressionnisme est le Café des Westens qui ouvre sur l’artère prestigieuse du Kurfürstendamm. Moins élégant que le Bauer, il est plus actif comme lieu de diffusion des idées d’émancipation. L’artiste juif et critique littéraire Herwarth Walden y établit son association « pour les arts » qui rassemble tous ceux qui sont intéressés par l’expressionnisme. Walden fut un temps le mari de la poétesse Else Lasker-Schüler, rare figure féminine à fréquenter les cafés. C’est dans le café Monopol qu’Itamar Ben Avi, fils d’Eliezer Ben Yehuda [5], venu faire ses études à Berlin, dit s’être trouvé le plus à l’aise : non seulement il pouvait rencontrer des intellectuels juifs et non juifs de tous les pays d’Europe, mais y lire la presse tout en ne consommant qu’un seul café. De fait, le Monopol passait pour un café sioniste. Lorsqu’il se rendit à Berlin en 1912, Shmuel Yosef Agnon y rencontra la plupart des intellectuels juifs allemands. Il en fera le centre de son roman Ad Henna qui se situe pendant la Première Guerre mondiale.

Vint ensuite le temps du Romanisches Café, lieu emblématique du monde intellectuel de la république de Weimar. Le fréquentèrent Franz Werfel, Kurt Tucholsky, Stefan Zweig, Alfred Döblin, Bertolt Brecht, Walter Benjamin, Joseph Roth, Otto Dix et même Billy Wilder. Autant de personnes qui allaient bientôt fuir l’Allemagne nazie. Nahum Goldmann écrira plus tard que chaque groupe y avait sa table : les yiddishisants, les bundistes et les sionistes s’interpellaient et polémiquaient d’une table à l’autre. Avant même que Hitler arrive au pouvoir, le Romanisches Café, « plaque tournante  des intellectuels juifs », est la cible des nazis. Le jour de Rosh Hashanah, en septembre 1931, le café est attaqué aux cris de « mort aux Juifs ». Après 1933, le café perd ses clients et son atmosphère. Il disparaitra sous les bombardements en 1943. Le café sera l’institution la plus regrettée par les futurs émigrés. C’est ce que Pinsker s’efforce de démontrer dans les deux dernières villes où il en recherchera les traces. Que ce soit à New York ou à Tel Aviv-Jaffa, les Juifs européens tenteront d’en exporter le modèle.

New York, « le club du pauvre »

Bien que l’établissement des cafés new-yorkais soit largement redevable aux émigrés arrivés dans le « Nouveau Monde » au cours du XIXe siècle, l’institution existait auparavant : quand la ville fut cédée à l’Angleterre par la Hollande, les Anglais y avaient installé leurs cafés, ou plutôt leurs pubs et clubs. Mais c’est avec l’arrivée des immigrants européens, entre 1830 et 1840, notamment celle de Juifs fuyant les pogromes d’Europe centrale, qu’apparut le café, « le club du pauvre » selon le critique James Hunecker. Le East Side Café, situé dans le Lower East Side, accueille les Juifs séculiers et bientôt révolutionnaires. C’est le lieu d’intervention de l’anarchiste Emma Goldmann. Il n’a guère la Gemütlichkeit du café viennois. Ici, le café reçut le nom de Kibitzarnya, terme yiddish russifié, soit l’endroit où l’on regarde par-dessus l’épaule d’un autre, où l’on se mêle d’une partie de cartes ou d’échecs sans y être convié. Dans l’une de ses nouvelles, Scholem Aleichem, qui émigra aux États-Unis, décrit la Kibitzarnya comme « une sorte de club où un cercle de l’intelligentsia se rassemble, parle littérature, théâtre et politique […]. On peut y avoir une vraie discussion, rapporter des ragots, dire du mal des uns et des autres ».

Shachar M. Pinsker, A Rich Brew. How Cafés Created Modern Jewish Culture

Brooklyn (2008) © Jean-Luc Bertini

À New York, pour les écrivains juifs du début du XXe siècle, les cafés de l’East Side sont le lieu d’échanges productifs comme celui d’une indolence léthargique. Ouvert 24 h sur 24, le café Scholem est le lieu d’affrontements entre anciens et jeunes poètes yiddishisants. C’est dans la littérature de ces derniers qu’on trouve aujourd’hui les dernières traces importées du café européen avec sa fonction intégrative pour les Juifs à la recherche d’un pays où faire souche. À l’angle de la 12e rue et de la Second Ave, appelée le Broadway juif, vint s’installer le café Royal qui attira les célébrités également non juives, ainsi le poète russe Sergei Iessenine et sa femme, la danseuse Isadora Duncan. Même Charlie Chaplin lui fit l’honneur de sa visite. Le Royal ne fut guère du goût cependant d’Isaac Bashevis Singer, qui était parvenu à quitter la Pologne en 1935 : comparés aux habitués des cafés de Varsovie, ses clients lui semblèrent dépourvus de qualités intellectuelles et artistiques. Pourtant, c’est vers le Royal que convergeront les réfugiés de l’Allemagne nazie. En 1952, il fermera ses portes et sera remplacé par un pressing. À cette époque, Bashevis Singer pouvait continuer à écrire en yiddish comme il ne cessera de le faire, mais l’anglais l’avait remplacé comme langue vernaculaire du Royal.

Tel Aviv-Jaffa, la bataille linguistique

Tous les sionistes arrivés en Palestine ne partageaient pas l’idéal de la vie agricole et communautaire dans un kibboutz. Des citadins dans l’âme fréquentèrent dans un premier temps les cafés arabes de Jaffa, port où vivaient à la fin du XIXe siècle environ 30 000 Juifs ashkénazes et sépharades. Il ne fallut guère de temps aux nouveaux immigrants pour créer leurs propres établissements. Le premier café « hébreu » ouvre ses portes en 1905 : le Levanon. C’est dans ce lieu que serait née l’idée de bâtir Tel Aviv, en bordure de Jaffa. Peu après, des immigrés allemands ouvrirent le café Lorenz où l’on parlait toutes les langues de la Palestine : arabe, allemand, yiddish et hébreu, avant que commence la bataille linguistique. Les étudiants du lycée hébreu allèrent jusqu’à interrompre les conversations et représentations autres qu’en hébreu, jetant des pierres sur les consommateurs. La violence en défense de l’hébreu redoublera avec l’afflux des Juifs allemands. Elle se déroule boulevard Rothschild ou rue Herzl, à Tel Aviv. Le poète Bialik s’entretient au café Casino (qui n’a de casino que le nom) avec les commerçants juifs et arabes auxquels il raconte des anecdotes de son enfance à Odessa. Arthur Koestler, qui trouve Tel Aviv provinciale et sans humour, se réfugie au Café hongrois, repaire de la bohème locale. Les cafés leur font oublier qu’ils sont « en Asie », comme ils le disent alors.

À l’angle de la rue Ben Yehuda et de la rue Allenby, le Ginati, fondé en 1936, devint le refuge presque exclusif des immigrants allemands, un endroit sans lequel, dit le poète Segalovitsh, ils auraient pu se suicider, tant leur besoin de communiquer était grand. Le café changea de fonction à la vitesse des événements. À la mort de ses deux habitués, les poètes Leah Goldberg et Nathan Alterman en 1970, le célèbre café Kassit n’aurait plus continué à fonctionner que comme l’ombre de lui-même : les gens qui y venaient ignoraient qu’ils s’asseyaient là même où Goldberg et Alterman s’étaient assis avant eux et ignoraient jusqu’à leurs noms. Relique du temps passé, le Kassit n’avait plus lieu d’être le vecteur de la culture juive comme jadis, à Berlin, le Romanisches Café. Aharon Appelfeld, qui se souvient du sentiment de re-connaissance qu’il éprouva lorsque, à l’âge de 23 ans, il pénétra dans le Café Peter de la German Colony à Jérusalem (« à peine avais-je poussé la porte, je reconnus les habitués, c’étaient mes oncles, mes cousins »), notera plus tard que le café européen n’existe plus : ce ne sont plus que de grands espaces bruyants et bondés qui n’invitent pas à s’asseoir et à s’attarder et que l’on veut quitter au plus vite.

Ainsi s’est achevée la lente disparition du café, en lequel Appelfeld avait vu une institution culturelle. Toute tentative de le faire revivre, comme à New York, Orchard street par exemple, au début du XXIe siècle, s’est soldée par un échec. Le café a été remplacé par ces « cafés virtuels » que sont les réseaux sociaux. Et si l’on va au Starbucks, cela peut être pour ne pas être seul, mais pas pour y débattre comme au Kotik’s à Varsovie ou au Central à Vienne. Générateur de nostalgie chez des gens qui ne l’ont pas connu, le café ne survit plus aujourd’hui que dans l’imaginaire du monde juif d’hier.


  1. « Un riche breuvage. Comment les cafés ont contribué à la formation de la culture juive moderne ».
  2. Brighton Beach, quartier encore russe et juif de Brooklyn, est souvent appelé Little Odessa. Voir le film éponyme de James Gray (1994).
  3. Tuwim émigra aux États-Unis, mais rentra en Pologne après la guerre pour y construire le socialisme. Il y mourut en 1953.
  4. Ce mot, qui signifie à la fois « accueillant » et « confortable », fait partie des célèbres intraduisibles de la langue allemande. C’est sans doute un peu pédant de le souligner, mais ça n’est pas tout à fait faux. Qui connaît l’atmosphère du café traditionnel, qui existe encore à Berlin, à Vienne ou à Budapest, fera la différence avec le café parisien – pour ne rien dire du café new-yorkais où la Gemütlichkeit manque cruellement.
  5. L’hébreu, comme langue parlée, est l’œuvre d’Eliezer Ben Yehouda (1858-1922).

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