Hypermondes (5)
Une fois refermés, certains livres nous laissent avec plus de questions que de certitudes. On ne sait où les situer. Cependant, ils restent. Dans la mémoire comme une interrogation lancinante, et dans la forêt des publications comme les jalons d’une route à peine visible mais unique. Les éditions La Volte traduisent ainsi les romans de science-fiction de Doris Lessing, Prix Nobel 2007. L’invention du représentant de la planète 8, inédit en France, est le quatrième du cycle Canopus dans Argo : Archives. Parallèlement, Le Visage Vert réédite Le Grand Midi d’Yves et Ada Rémy : secrets trop bien gardés de la littérature française, entre fantastique, mythe et science-fiction.
Doris Lessing, L’invention du représentant de la planète 8. Trad. de l’anglais par Sébastien Guillot. La Volte, 176 p., 20 €
Yves et Ada Rémy, Le Grand Midi. Le Visage Vert, 292 p., 19 €
Ni L’invention du représentant de la planète 8 ni Le Grand Midi ne sont des livres joyeux, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne rendent pas heureux leur lecteur. Les deux romans de Doris Lessing et d’Yves et Ada Rémy traitent de vies difficiles, de pertes, d’échecs, mais aussi de la façon de les supporter, de la sérénité qu’on peut trouver, finalement, dans certaines manières de faire et d’être. Ils se terminent d’ailleurs l’un et l’autre par des voyages ardus dans des paysages désolés, des voyages fatals au moment où les personnages les entreprennent, et qui pourtant ouvrent sur des formes d’espoir.
L’invention du représentant de la planète 8 narre le destin d’un monde. Pas de personnages réellement individualisés dans ce roman original, très peu d’action. Seules trois ou quatre voix se détachent, mais elles ne sont envisagées que comme représentantes d’un ensemble. Dans la curieuse société de la planète 8, les noms correspondent à des rôles. Quand on change d’occupation, on change de nom. Doeg, le narrateur, est le « Faiseur de souvenirs et Gardien des Archives », Bratch désigne le médecin, Pedug, l’éducateur, Masson, le constructeur. Les décisions se prennent sans conflit, par consensus, des « Représentants » se détachant naturellement ou rentrant dans le rang en fonction des besoins, au sein d’une Arcadie heureuse, une colonie agricole au climat idyllique. Cette société à bien des égards utopique a été créée par une civilisation plus avancée, Canopus, dont les Agents visitent régulièrement la planète 8 pour guider avec bienveillance ses habitants.
Quand, à la suite d’une modification de la course des astres, l’Arcadie se transforme peu à peu en désert de glace, le peuple de la planète 8 conserve foi en ses créateurs. À la fois humains et supérieurs aux colons par leurs connaissances, les Canopéens ressemblent aux « Âmes » de « l’El », entreprise qui, dans Le Grand Midi, décide du destin du héros, Grégor Kopfmann, et de tous les citoyens de la morne cité où il se retrouve.
Ces gouvernants ne sont pas univoques. Le projet des Âmes peut être légitime et bénéfique, les Agents canopéens paraissent sincèrement désolés de la situation de la planète 8, mais, subtilement, par petites touches, les auteurs montrent le ver dans le fruit : quelles que soient leurs intentions, les Âmes comme les Canopéens privent de fait leurs administrés de libre arbitre. Au nom d’un savoir ou d’une sagesse non partagée – que dans un autre contexte on appellerait « bon sens », « sens des réalités » ou « expertise économique » –, ils prétendent décider pour les simples humains. « Nous avons le droit en arrivant ici de connaître notre destin », revendique Kopfmann ; « Une révélation brutale effraierait les candidats », répondent les Âmes. La manipulation peut-elle être légitime ? Faut-il s’abandonner au pouvoir politique ou au pouvoir spirituel (qui semblent se confondre dans les deux livres) ? Que faire quand ces pouvoirs se révèlent eux-mêmes imparfaits, défaillants ?
Doris Lessing laisse le lecteur interpréter comme il veut la glaciation de la planète 8. Son roman est une longue élégie pour un peuple qui meurt, en même temps qu’une étude des situations désespérées. Peut-on trouver un réconfort dans le souvenir, dans le sentiment qu’on a accompli son destin, comme Johor, l’Agent canopéen, invite la jeune Alsi à le faire en la poussant à raconter son enfance ? Ou dans la conscience qu’« une multitude d’individus qui se pensent uniques » se trouvent englobés « dans un tout » et que, si la vie s’éteint à un endroit, « ce charme, ce ravissement » qu’elle représente réapparaîtra ailleurs ?
Dans la postface, l’écrivaine explique ce que son roman doit à sa fascination pour les expéditions polaires, en particulier celle, tragique, de Scott au pôle Sud. Elle mentionne le plaisir qu’elle a eu à décrire un monde de neige et de glace, comme elle s’interroge sur les états d’âme à l’approche de la fin. Scott avait-il conscience qu’il laisserait la vie dans son expédition ? Quelles pensées ont pu être les siennes dans les derniers jours ? Tels sont les sujets que peut traiter un roman de science-fiction comme L’invention du représentant de la planète 8. Pour les « Représentants », cela culmine dans une marche sous la neige au sein de montagnes polaires, magnifiquement écrite.
À travers l’agonie d’une planète, Doris Lessing questionne aussi la possibilité même de raconter. L’incapacité de réellement exprimer et transmettre l’atmosphère d’un rêve peut être adoucie par la conscience que nos semblables ont pu faire le même rêve, et donc connaissent cette atmosphère. Les limites du langage n’empêchent alors pas de raconter.
Dans Le Grand Midi, pendant ce qui ressemble à la déroute de juin 1940, Grégor Kopfmann croise d’étranges soldats : « Ils étaient sept, coiffés d’un bonnet à fourrure, la carabine posée en travers de la selle, sur la schabraque en peau de mouton. Et ceux-là me parurent si dressés, si endurcis au spectacle de la mort que je ne doutais pas qu’ils étaient les écuyers de la dernière heure ». À chaque fois que le colonel Ernte Lethal qui les dirige réapparaît, la mort frappe, de préférence les femmes aimées de Grégor. Celui-ci se heurte à un monde d’amour impossible, l’amenant à la haine de soi et au désespoir, puis à la cité crépusculaire où l’attend un hypothétique recrutement par l’El.
Tout Le Grand Midi affirme la résistance des choses à un personnage qui se débat au sein de l’incompréhension, d’une atmosphère cotonneuse, subtilement absurde, empruntant aux grands mythes de l’humanité – Kopfmann et sa compagne Blue Devil arpentant le désert, Adam et Ève après la chute ; et, dans leur postface, Yves et Ada Rémy évoquent le Bardo Thödol, le livre tibétain des morts. La philosophie est également convoquée (« le grand midi » renvoie à Ainsi parlait Zarathoustra), de même que la littérature (il y a quelque chose de kafkaïen chez Grégor Kopfmann cherchant à se faire embaucher par l’El) et la fiction des années 1960 (les installations de l’El sur la colline peuvent rappeler le village de la série Le prisonnier). Tous ces éléments se fondent en un ensemble harmonieux, inclassable et dynamique, explorant les oscillations inquiètes de Kopfmann entre l’El et Blue Devil, l’acceptation et la révolte, et l’espoir que la fin conduise malgré tout quelque part. « Et ce sera le grand midi, quand l’homme sera au milieu de sa route entre la bête et le Surhomme, quand il fêtera, comme sa plus haute espérance, son chemin qui mène à un nouveau matin », écrit Nietzsche (exergue du livre).
Le récit, donc la littérature, est une des solutions pour faire face à l’inéluctable. Les Âmes invitent aussi Grégor Kopfmann à raconter sa jeunesse, rythmée par ses amours et ses rencontres avec le colonel Ernte Lethal, et même à la rédiger, à la mettre en forme. Les maîtres de l’El souhaitent ainsi qu’il s’en détache, qu’il « perde la nostalgie de jadis », mais ce n’est pas ce qui arrive : « J’avais aussi un penchant trop marqué pour les histoires, sans doute parce qu’elles étaient miennes et que je pensais en les racontant les perpétuer ou du moins leur donner une passagère survivance ».
Aux frontières des genres, Doris Lessing aussi bien qu’Yves et Ada Rémy montrent comment la littérature d’imagination peut s’emparer de questions métaphysiques, leur donner une forme narrative, et affirmer le pouvoir du récit, des « histoires », pour questionner les perspectives les plus sombres, et ainsi les accepter.