Grâce à l’impressionnante édition bilingue des Poèmes complets de Nietzsche due à Guillaume Métayer, forte de 480 pages, ou plutôt de 960 puisqu’il s’agit d’une pagination double (l’original allemand en belle page, la traduction française en regard), on s’aperçoit que l’auteur qui parla ainsi des poètes dans son Zarathoustra : « Je suis fatigué des poètes, tant des anciens que des modernes ; tous sont superficiels ; ce sont des mers sans profondeur. Leur pensée n’a pas plongé assez loin » n’a jamais cessé de produire lui-même des poèmes en abondance. Dans cette édition, la plus complète jamais publiée, de l’œuvre poétique de Nietzsche, on ne criera pas au génie à chaque page. Mais on y trouve assez de textes admirables pour comprendre que Nietzsche n’a pas seulement renouvelé la philosophie contemporaine, mais aussi la poésie allemande contemporaine – sans parler de la prose.
Friedrich Nietzsche, Poèmes complets. Trad. de l’allemand par Guillaume Métayer. Édition bilingue. Les Belles Lettres, coll. « Bibliothèque allemande », 480 p., 45 €
Nietzsche écrit dans son autobiographie la plus ancienne, Épisodes de ma vie, qu’il décida en 1858, à quatorze ans, d’écrire « si possible un poème chaque soir » et cette volonté de faire œuvre de poète ne l’a jamais quitté. Et, comme le prouve l’étonnante quantité de textes rassemblés dans ces Poèmes complets, il n’a pas suivi l’exemple de Platon qui, nous rappelle-t-il dans La naissance de la tragédie, « commença par brûler ses poèmes pour devenir élève de Socrate ».
Aucune édition des textes poétiques de Nietzsche n’avait été aussi exhaustive que celle que nous procure aujourd’hui Guillaume Métayer. Le premier texte remonte à juillet 1854 (Nietzsche aura dix ans en octobre) : c’est une petite pièce naïve, en tétramètres rimés, offerte à tante Rikchen pour son anniversaire. Et l’on retrouve, dans une traduction nouvelle, les Dithyrambes de Dionysos, le chef-d’œuvre achevé à la veille de l’effondrement de Turin, qui, si l’on n’avait conservé que ce cycle de poèmes de Nietzsche, lui aurait assuré une place de choix au Parnasse de la poésie de langue allemande. Dans le premier de ces dithyrambes, « Rien qu’un fou ! Rien qu’un poète ! », Nietzsche se définit lui-même avec une audace provocatrice que la traduction nouvelle de Guillaume Métayer rend un peu plus déroutante encore :
« Ça – le promis de la Vérité ?…
Pas placide, figé, plat, glacé,
devenu sage comme une image,
tourné en dieu-le-fût [1],
pas dressé devant des temples,
planton d’un dieu :
non ! ennemi de ces vertus-statues,
plus chez soi dans les lieux sauvages que dans les temples. »
Les amateurs de poésie historique découvriront dans ces Poèmes complets quelques compositions animées par un incontestable souffle épique : la mort du roi des Goths Ermanaric, le tombeau de l’empereur Barberousse, la décapitation de Conradin ordonnée par Charles d’Anjou, les derniers moments de Louis XV et de Louis XVI, le dernier souper des Girondins, l’évocation de « Saint-Just, le diabolique », le portrait de Napoléon « Cinquante ans après » la bataille de Leipzig. Tous ces sujets, souligne Guillaume Métayer, sont dans le style de ces tableaux de grand format et de ces fresques que les maîtres des académies d’Allemagne et d’Autriche ont produits à profusion pendant toute la période dominée par le style historique. Lus à la lumière de la deuxième Considération inactuelle de 1874, De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie, ces textes de jeunesse relèvent des genres (monumental, antiquaire et critique) que Nietzsche considère comme les seuls stimulants dans une époque ensevelie sous la chape de l’historicisme.
À vrai dire, l’ouvrage publié par Guillaume Métayer aurait pu être beaucoup plus volumineux encore. Si l’on passe de la notion générique de poème à celle d’écriture poétique, on peut se demander si Ainsi parlait Zarathoustra tout entier n’est pas, en réalité, un élément de l’œuvre poétique de Nietzsche tout aussi important que les poèmes stricto sensu. Les textes de Nietzsche, bien au-delà de son œuvre poétique au sens strict, ont provoqué une révolution du langage poétique dont on peut dire qu’elle a été le préalable à tout ce qui compte dans la littérature allemande, de la fin de siècle à l’expressionnisme.
Pour Nietzsche, « ce n’est qu’au regard de la poésie que l’on écrit de la bonne prose » (Gai savoir, § 92), chose particulièrement difficile en un temps où la langue de Goethe et de Hölderlin est tombée en ruine, « en Allemagne où l’on considère que c’est un privilège national de mal écrire » (Le voyageur et son ombre, § 87). Il ne s’agit pas de concevoir les poèmes de Nietzsche comme des exercices de style. Nietzsche poète s’affranchit de l’opposition entre langage poétique, langage musical et langage philosophique.
Le travail du traducteur mérite d’être salué au même titre que son travail d’éditeur, d’autant plus qu’il a relevé un défi à première vue impossible. Constatant que Nietzsche n’a renoncé aux vers réguliers et rimés que dans les Dithyrambes de Dionysos, et qu’il était pétri, comme les classiques de Weimar et comme Hölderlin, de métrique grecque et latine, Guillaume Métayer s’est astreint à la traduction en vers réguliers et rimés. Son expérience personnelle de ce type d’écriture [2] lui a permis de maîtriser cet exercice périlleux.
Dans son introduction, il attire notre attention sur le poème de l’été 1871, «À la mélancolie », dans lequel Nietzsche – au moment où il écrit La naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique – semble préfigurer « Le chant de la mélancolie » du livre IV de Zarathoustra.
Voici comment Michel Haar, dans son édition des Poèmes de Nietzsche, traduisait ces vers extraits de la quatrième et de la cinquième strophes (sans se soucier de la rime) : « Ô toi, rude déesse des rochers sauvages, / Tu aimes, mon amie, paraître près de moi : / Tu me montres alors le vol menaçant du vautour, / Et l’avalanche qui voudrait m’anéantir. / Autour de moi grince des dents l’envie de meurtre : / Lourd désir torturant de soumettre la vie ! […] Sombre déesse au-devant de qui, prosterné, / Tête sur les genoux, un lugubre chant de gloire aux lèvres, / Inlassablement, occupé de ton unique gloire, / Je soupire altéré : la vie, la vie, la vie ! ».
Et voici comment Guillaume Métayer traduit ce passage, montrant à qui en doutait que chaque traduction est une interprétation nouvelle. Le paradoxe est que la fidélité à l’original conduit le traducteur à « dégermaniser » Nietzsche et à exaucer le vœu que celui-ci formulait pour lui-même dans Humain, trop humain. Opinions et sentences mêlées, § 323 : « Être un bon Allemand consiste à se dégermaniser ».
« Ô rude déité des rochers violents,
Qui aimes apparaître, amie, à mes côtés,
Me signaler les pas du vautour menaçant
Et l’avalanche qui aspire à me nier.
Partout, la pulsion de meurtre aux dents grinçantes
Siffle, cruel désir de s’adjuger la vie !
[…]
Dure déesse à qui, incliné, je gémis
Tête dans les genoux, un péan effrayant,
Ce n’est que pour ta renommée, si je languis
Pour la vie, la vie, la vie inlassablement ! »
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« Gottes-Säule », écrit Nietzsche : mot à mot, « colonne de Dieu ».
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Dans Libre jeu (Caractères, 2017), Guillaume Métayer adopte la forme classique du sonnet.