Permission de sortie

Si Arnaud Esquerre retrace, de manière assez précise, les méthodes de censure mises en place depuis la Révolution Française jusqu’à l’apparition du cinématographe dans les années 1890, c’est à l’évolution des moyens et motifs de contrôle qui se succéderont au fil des décennies afin de tenter de tenir en laisse la création filmique que le lecteur est convié.


Arnaud Esquerre, Interdire de voir. Sexe, violence et liberté d’expression au cinéma. Fayard, 246 p., 20 €


Tout commence donc le 11 janvier 1909 par une circulaire adressée aux préfets, leur enjoignant d’interdire tout film « représentant des exécutions capitales », et donnant aux maires tout pouvoir en la matière. Il faudra attendre le 19 avril 1913 pour qu’une nouvelle circulaire vienne ajouter un autre motif d’interdiction, à savoir « toutes scènes à caractère immoral et scandaleux ». L’affaire se corse : la « vraie » censure peut commencer et, dès lors, l’Église va pouvoir, un peu plus tard, mettre le pied dans la porte !

Mais n’anticipons pas. Pendant la Première Guerre mondiale, la préfecture de police invente le visa cinématographique (décembre 1915). Dans la foulée, le ministre de l’Intérieur installe une commission chargée d’examiner les films, et la machine à contrôler se met en marche. Dès 1919, c’est au ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts qu’est confiée l’organisation de la commission, avec pour objectif de faire « œuvre d’assainissement et d’épuration », selon les principes suivants :

. Éviter ce qui pourrait blesser une puissance étrangère

. Ne pas laisser présenter des tableaux révolutionnaires, notamment en ce qui concerne le bolchevisme

. Ne pas permettre que des scènes de grève, que des contrastes trop prononcés entre la richesse et la misère risquent de provoquer des mouvements dans les salles de cinéma

. Ne pas tolérer les inconvenances

. Essayer d’atténuer les scènes de violence et diminuer, au moins sur l’écran, le nombre des crimes.

On notera avec intérêt qu’à ce stade les préoccupations du pouvoir relèvent majoritairement de la chose politique, les inconvenances n’arrivant qu’en fin de parcours ; l’avenir, pourtant, leur appartient !

Arnaud Esquerre, Interdire de voir. Sexe, violence et liberté d’expression au cinéma

« Une fois la censure d’État mise en place, l’Église catholique, institution alors toujours puissante en France, instaure sa propre censure des films, et fonde, en 1927, un Comité catholique du cinématographe », écrit Arnaud Esquerre. Choisir, un journal catholique, propose dès son premier numéro de classer les films selon une « cotation morale » ; puis, sous les directives du pape, relayées par le cardinal Pacelli, le comité se transforme en Centrale catholique du cinéma et de la radio (CCR) qui incite les grandes firmes productrices à faire des coupures dans les films si elles ne veulent pas perdre entre un million et un million et demi de recettes, d’après les calculs de la corporation. Ainsi, « la censure de l’Église n’est donc pas seulement une suppression de l’accès aux films par ses recommandations auprès des fidèles, mais aussi une suppression du contenu des films », note Arnaud Esquerre.

La Seconde Guerre mondiale verra les différentes formes de censure se faire concurrence, entre zone occupée et zone libre, sachant que la logique de la censure de l’Église ne peut toujours coïncider avec celle de la censure d’État. Alors que la CCR souhaite étendre son emprise en déclarant que « les désirs exprimés par le Maréchal sont conformes à nos propres désirs » – ceci pour la zone libre –, en zone occupée les Allemands veulent interdire tout film soupçonné d’être « antiallemand » et ne permettent pas que les autorités françaises interdisent des films autorisés par la censure allemande. Au nombre des « drôleries », on relèvera que, si sont évidemment interdits les films accusés d’incitation à la haine contre l’Allemagne, « tous les films interprétés par Michèle Morgan » sont également bannis ! Il y aurait du Jacques Prévert là-dessous que je n’en serais pas autrement étonné.

La foire d’empoigne entre les censures concurrentes durera jusqu’à la fin de la guerre, mais le dispositif mis en place avant les hostilités ne sera cependant que révisé à la marge, et il faudra attendre la dernière décennie du XXe siècle, et l’après Mai 68, pour que les choses bougent sérieusement.

Arnaud Esquerre, Interdire de voir. Sexe, violence et liberté d’expression au cinéma

Avant cela, alors que le rôle du censeur est assuré par le ministre de l’Information, une offensive de grande envergure sera menée contre le film de Jacques Rivette Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot. C’est évidemment l’Église catholique qui est à la manœuvre, l’un des membres de la commission de contrôle étant l’abbé Pihan. En mai 1962, le scénario est présenté à la commission qui émet un avis défavorable ; après réécriture, le tournage peut commencer en 1965, mais l’abbé Pihan sollicite l’intervention du plus haut personnage de l’Église de France, Mgr Feltin, qui demande au ministre d’interrompre le tournage d’un film qui risque de jeter « le discrédit sur l’institution religieuse et, par là, sur l’Église » ; également sollicité, le général de Gaulle ordonne qu’on s’oppose à la fabrication du film.

Néanmoins, la commission autorise la sortie du film le 29 mars 1966, assortie d’une interdiction aux moins de 18 ans. Contre cet avis, Yvon Bourges, ministre de l’Information, interdit totalement le film. Par ailleurs, le ministre de la Culture, André Malraux, décide de soutenir la projection du film au Festival de Cannes en 1966. Il faudra encore une annulation de l’interdiction par un tribunal administratif, des élections législatives et un changement de gouvernement pour que Suzanne Simonin finisse par être distribué en 1967. Il aura donc fallu cinq ans pour que le public puisse enfin connaître les affres de la Religieuse ! Mai 68 n’est plus loin… En 1969, sous la présidence de Georges Pompidou, le ministère de l’Information est supprimé, et c’est au ministre des Affaires culturelles qu’il reviendra de gérer la commission. La gauche arrivée au pouvoir, Jack Lang envisage de supprimer purement et simplement la commission de contrôle ; l’Intérieur s’y oppose, mais Jack Lang déclare au président de la commission : « Proposez-moi des interdictions totales si vous voulez, je ne les signerai jamais ». Ce qui se révéla exact.

Le livre d’Arnaud Esquerre est parfaitement documenté, et l’on suivra en détail plusieurs cas de films qui agitèrent les esprits au fil du temps. Ayant assisté aux débats en huis clos des membres de la commission de classification (c’est sa nouvelle appellation), Esquerre analyse comment les commissaires interprètent les films, et selon quels critères. À notre époque, s’il n’y a plus d’interdictions totales, demeurent celles formulées à l’égard des mineurs, principalement en raison d’images d’actes sexuels ou de grande violence. Mais, de l’aveu même d’un membre du collège des experts : « Comment se mettre à la place, parce que c’est un peu ça, comment essayer de visualiser ou d’anticiper les émotions que pourrait ressentir quelqu’un qu’on n’est plus ? »

Arnaud Esquerre, Interdire de voir. Sexe, violence et liberté d’expression au cinéma

Arnaud Esquerre a pu consulter, dans les archives du CNC (Centre national du cinéma), une quarantaine de dossiers de films, allant de Suzanne Simonin (Jacques Rivette, 1966) à Cinquante nuances plus claires (James Foley, 2018), en passant par Ken Park (Larry Clark, 2003) ou Love (Gaspard Noé, 2015). À ma grande surprise, il n’est rien dit du chef-d’œuvre de Nagisa Oshima, L’empire des sens (1976), qui défia toutes les censures. Réalisé au Japon, mais produit en France par Anatole Dauman, ce film s’attaque à l’histoire authentique d’Abe Sada, « fait divers » criminel qui éclata en mai 1936 à Tokyo ; rejoignant en cela Oshima, je parlerai plutôt d’un acte d’amour fou, véritable aboutissement d’une aventure érotique s’acheminant « vers une forme de sanctification », selon ses propres dires.

Je ne vais pas ici développer plus avant le contenu de ce film, comme je l’ai fait ailleurs [1], je me contenterai d’une citation de Georges Bataille : « L’érotisme est l’approbation de l’amour jusque dans la mort », phrase magnétique qui semble avoir été écrite tout spécialement pour la circonstance. Sachez pourtant que, pour la première fois dans un film de production normale, tous les tabous sont brisés ; les acteurs (pas leurs doublures) font vraiment l’amour devant la caméra, leurs sexes sont montrés en gros plan, les fellations s’accomplissent sans retenue, et Oshima parvient ainsi à exprimer toute l’incandescence des rapports érotiques qui tire son film vers le sacré, ce qu’aucune marchandise pornographique n’a jamais pu accomplir, en eût-elle eu seulement l’ambition ; l’obscène cède la place au sublime et met le spectateur en présence d’un manifeste en faveur de l’amour fou, puisque l’excès des représentations qui lui sont proposées ouvre à ses yeux un espace dépourvu de limites, l’espace de la liberté poétique.

Au début de son livre, Arnaud Esquerre évoque un décret relatif aux spectacles, en date de janvier 1791. Robespierre, présent lors de la discussion du projet, s’oppose à l’article VI de ce décret : « Rien ne doit porter atteinte à la liberté des théâtres, et cependant l’article VI du Comité la détruit […] L’opinion publique est seule juge de ce qui est conforme au bien. Je ne veux donc pas que par une disposition vague, on donne à un officier municipal le droit d’adopter ou de rejeter tout ce qui pourrait lui plaire ou lui déplaire ; par là, on favorise les intérêts particuliers et non les mœurs publiques. Je conclus à ce que l’on ajourne tout le projet plutôt que d’adopter le sixième article ».

Remplacez le mot théâtre par cinéma ou film, et vous aurez la règle à suivre ! Merci Robespierre !


  1. Alain Joubert, Le cinéma des surréalistes, Maurice Nadeau-La Cinémathèque de Toulouse, 2018.

Tous les articles du n° 84 d’En attendant Nadeau