Enquêtes
L’irruption de l’inconnu définit le fantastique et la science-fiction. L’enquête s’impose alors presque naturellement, à la fois comme mode narratif et comme véritable thème de certaines œuvres. La confrontation à l’extraterrestre, au monstre, à l’étranger, creuse notre rapport à l’autre. L’interrogation de l’avenir ou du passé permet d’ausculter nos sociétés. Mais toujours, en miroir, l’enquête imaginaire se retourne sur l’enquêteur.
Dès que H. G. Wells invente La machine à explorer le temps en 1895, elle sert à enquêter. Pour comprendre ce qui se cache derrière l’âge d’or apparent de l’an 802 701, le voyageur rassemble des indices, les interprète, les relie. Mettant en garde contre ce que pourrait devenir l’humanité, la société des Eloïs et des Morlocks constitue peut-être la première dystopie littéraire. Puis le héros, grâce à des sondages, des bonds successifs dans l’avenir, essaie de pousser l’investigation à son terme, de connaître la fin des temps : « Je continuai mon voyage, m’arrêtant de temps à autre, par grandes enjambées de milliers d’années ou plus, entraîné par le mystère du destin de la terre… »
Confronté à l’incrédulité de ses contemporains, le voyageur repart avec un appareil photo et de quoi ramener des « spécimens », des preuves. Il ne reviendra pas : la fiction laisse le futur ouvert. Pour autant, elle est une vraie enquête ; non sur des faits passés mais sur des probabilités : que le capitalisme conduise à une société de castes, que la terre finisse dans l’obscurité, par épuisement de son soleil.
Dans Jérusalem (2016), qui relève du fantastique, comme John « Snowy » Vernall est mourant, et sa petite-fille May morte, ils peuvent « cour[ir] sur place pendant des milliards d’années » sur l’avenue du temps, dimension accessible aux fantômes. Avec cette dernière partie, intitulée « L’enquête Vernall », Alan Moore dépêche également ses personnages pour voir ce qu’il y a aura à la fin. La réponse, sibylline, renvoie à l’idée que, tous les temps coexistant, le concept de fin n’a pas tellement de sens, mais que nous ne percevons pas justement le monde, qu’il n’est pas ce qu’il semble être.
Plus classiquement, l’enquête temporelle peut chercher à éclaircir un des agaçants mystères du passé. En 1933, dans Le maître de la lumière, Maurice Renard imagine qu’une variété de quartz ralentit extrêmement la lumière, permettant d’assister à un meurtre vieux d’un siècle. La scène n’étant visible qu’une fois, quand les particules luminiques fatidiques sortent du quartz, toutes les précautions sont prises : de nombreux témoins et cinq caméras. Las, l’assassin est de dos. Le doute persiste.
L’homme qui mit fin à l’histoire (2016) de Ken Liu utilise l’intrication de couples de particules quantiques pour littéralement voir l’Histoire. Ses héros veulent s’en servir pour prouver les crimes de guerre japonais en Chine pendant la Seconde Guerre mondiale. Le problème est que, là aussi, cela ne marche qu’une fois : observé, le moment s’efface. L’enquête, suspendue à la subjectivité de l’observateur, à la relativité du témoignage, reste contestable.
Ici, et c’est une exception, la SF s’attaque à un événement réel, que, pour des raisons éthiques évidentes, elle ne modifie pas. L’auteur lui-même s’est donc livré à une enquête rigoureuse avant d’écrire. Afin de convaincre, les dystopies doivent elles aussi être fondées sur une investigation de la société contemporaine, en particulier de ses aspects cachés.
L’esprit du protagoniste de Dans l’abîme du temps (1936) de H. P. Lovecraft a-t-il bien été envoyé dans un corps extraterrestre ? a-t-il rêvé ? est-il fou ? Pour le savoir, il enquête jusqu’en Australie où il finit par toucher une preuve : un livre de métal où, 150 millions d’années plus tôt, il a lui-même décrit le monde humain du XXe siècle. Un livre qui, quand il l’a rédigé, était une archive du futur. La contrainte temporelle ne se révèle pas aussi rigide que les humains la conçoivent – Lovecraft écrit au moment de la théorie de la relativité. Mais le personnage perd son archive dans sa fuite.
Le véritable but de l’enquête dans la SF et le fantastique n’est donc pas de trouver une vérité, de démasquer l’assassin, mais de rappeler une Histoire qui échappe, de mettre en évidence que la difficulté de la preuve n’est pas l’inexistence du fait, de faire ressentir le vertige du temps et de l’espace, de souligner que ce qu’on perçoit n’est pas vraiment ce qui est.
Face à l’inconnu, le lecteur se retrouve dans la même position que le personnage-enquêteur. En outre, le « paradigme absent » (théorisé par Marc Angenot dans un célèbre article) peut le conduire à mener l’enquête dans l’opération de sa lecture même. Comme on écrit : « elle tourna le robinet » sans exposer ce qu’est un robinet, certains écrivains de science-fiction n’expliquent pas l’univers futuriste dans lequel ils racontent leur histoire. Peter Watts dans Vision aveugle (2006) ou Greg Egan dans Diaspora (2019) laissent le lecteur, comme lors d’un voyage dans un pays inexploré, recomposer le sens à partir des indices qu’il rencontre. Déstabilisé, il doit reconstruire sa lecture au fur et à mesure qu’il la mène. Ce qui la rend d’autant plus passionnante.
La paranoïa définit la dystopie. Et elle fonde l’œuvre d’auteurs tels que Philip K. Dick ou Hugh Howey. La mémoire dans « Souvenirs à vendre » (1966 ; au cinéma : Total Recall), les images dans La vérité avant-dernière (1964) et dans la trilogie Silo (2012-2014), sont sujettes au soupçon. Seules des enquêtes approfondies permettront de lever les voiles successifs qui dérobent la réalité. On retrouve d’ailleurs dans ces romans la même dichotomie entre la surface et le sous-sol que dans La machine à explorer le temps. L’enquête va devoir rétablir la circulation entre l’endroit et son nécessaire envers, le monde, confisqué par une élite, et la société du plus grand nombre, parquée sous terre. L’enquêteur peut se tromper complètement, comme le héros d’Ubik (1969), mais, parce qu’elle repose sur le doute permanent, y compris de ses propres conclusions, l’investigation devient la seule possibilité d’appréhension d’un réel falsifié.
Pour remettre en cause une perception figée du monde, changer la perspective, elle peut aussi imiter une enquête anthropologique. Les contrées (1982-2016) de Jacques Abeille, cycle fantastique très personnel, marqué par des éléments oniriques, proches parfois du surréalisme, relève de l’enquête. Tous ces livres sont censés avoir été rédigés par des personnages qu’on peut souvent assimiler à des ethnographes. Le voyageur des Jardins statuaires visite les domaines où l’on cultive la pierre, étudie leurs coutumes, compulse leurs archives, interroge des informateurs, découvre peu à peu les aspects cachés de leur civilisation. Le narrateur des Barbares et de La barbarie (repris en un seul volume sous le titre Un homme plein de misères) est un professeur qui, accompagnant un prince « barbare », décrit dans ses carnets les mœurs d’un peuple qu’il se met à aimer. Celui de La grande danse de la réconciliation dépeint une cérémonie d’un peuple du désert, les Hulains, comme pourrait le faire un anthropologue. L’auteur des Mers perdues est un écrivain attaché à une expédition scientifique financée par un mystérieux commanditaire. Au cours du voyage, il découvre l’origine de la pierre vivante des jardins, mais surtout il s’aperçoit que les véritables objets de son enquête sont les Hulains, guides de l’expédition, qu’il apprendra à voir comme des semblables. Chez Jacques Abeille, l’enquête révèle en l’étranger un frère, mais transforme aussi l’observateur. Le voyageur comme le professeur ont tendance à devenir ceux qu’ils scrutent, et, à cette aune, à remettre en question leur culture d’origine.
L’autre, l’étranger absolu, c’est, dans la SF, bien entendu l’extraterrestre. Avec Les Xipéhuz (1887), J. H. Rosny Aîné écrit la première enquête sur des aliens, avant même Wells et sa Guerre des mondes (1898). À l’âge du bronze, le sage Bakhoûn étudie plusieurs semaines les étranges « Formes » qui ont décimé des caravanes, jusqu’à ce qu’il découvre le point faible permettant de les éradiquer. Le reste n’est plus que stratégie, mais l’enquête aura également permis d’esquisser un langage complètement différent. En quelques dizaines de pages, Rosny inaugure les deux grandes voies du récit avec extraterrestres : l’invasion planétaire, ou course à l’extermination, et le premier contact, dans lequel il faut d’abord arriver à comprendre l’autre.
Dans la science-fiction contemporaine, les extraterrestres sont souvent redevenus aussi étrangers que les avait imaginés Rosny. Aussi bien dans Vision aveugle que dans La trilogie du rempart sud (2014) de Jeff VanderMeer, avant même toute tentative de communication, les personnages doivent arriver à identifier où sont les extraterrestres, et ce qu’ils sont. Pour mener l’enquête, comme dans la nouvelle « L’histoire de ta vie » de Ted Chiang (1998, adaptée au cinéma sous le titre Premier contact), des équipes de scientifiques sont constituées, parmi lesquels les linguistes (ou la biologiste et la psychologue dans Le rempart sud, où le contact se fait en deçà de la parole) ont une part primordiale.
Là non plus, les résultats ne sont pas ceux qu’on attendait. Même si le récit de premier contact de Vision aveugle dégénère en lutte d’annihilation, l’enquête extraterrestre conduit Siri Keeton le synthétiste à retrouver la part d’humanité qu’on lui avait enlevée. Grâce à un vampire – qui n’est qu’une autre forme d’humain ; ou une facette des hommes dont ils auraient mieux fait de ne pas la laisser se redévelopper.
Dans La trilogie du rempart sud, plus que la nature ou les causes de l’intervention extraterrestre, compte la manière dont elle transforme les humains, ce que la biologiste et la psychologue vont découvrir d’elles-mêmes – comme les personnages de Jacques Abeille, mais au sens propre cette fois-ci.
Quant à eux, les « heptapodes » de « L’histoire de ta vie » repartent aussi mystérieusement qu’ils étaient arrivés, laissant cependant un langage magnifique, propre à révéler un « nouveau mode de conscience » libéré de la linéarité. L’investigation, comme celles de La trilogie du rempart sud, de Vision aveugle, de Jérusalem, conduit bien à un dévoilement : une nouvelle manière de considérer les choses, une modification dans l’ordre de la pensée. L’enquête dans la SF et le fantastique n’est pas un aboutissement, mais un processus. Elle organise la fiction pour conduire le lecteur à l’inconnu, à la surprise. Et elle l’invite à se prendre lui-même comme sujet ; à se remettre en question, à se débarrasser de ses certitudes, à se tenir en alerte ; à changer.