Des nouvelles de monsieur de La Pérouse

Enquêtes

Dans L’affaire La Pérouse, le poète Anne-James Chaton mène l’enquête sur la disparition de L’Astrolabe et de La Boussole, les navires de l’expédition La Pérouse. Partis en 1785 de Brest pour une exploration du Pacifique, ils ne reviennent pas, laissant le mystère entier. Dans un texte poétique, Anne-James Chaton poursuit l’investigation à travers une langue sonore. La poésie s’ouvre ici avec humour au roman, aux textes de fictions en tous genres, mettant ainsi en scène, par ce mélange des genres, des matériaux et des formes, la recherche d’une vérité.


Anne-James Chaton, L’affaire La Pérouse. P.O.L, 155 p., 16,90 €


« — A-t-on des nouvelles de Monsieur de la Pérouse ? — Non. … Couic ! — Suivante ». Figurez-vous qu’Anne-James Chaton en détient, lui, des nouvelles ! Ou du moins, il décide à son tour, en poète, d’en chercher, d’en inventer pour mieux en trouver. Avec audace, il succède non par bateau mais par les mots, aux expéditions d’Entrecasteaux, de Jules Dumont d’Urville et d’autres capitaines, lancées à la suite du naufrage pour retrouver les traces de L’Astrolabe et de La Boussole. Avec L’affaire La Pérouse, Anne-James Chaton rouvre l’enquête sur l’une des plus grandes énigmes et l’une des disparitions les plus mystérieuses de l’histoire, et la réinvente : « En délivrant des réponses inédites à cette interrogation vieille de plus de deux siècles, L’Affaire La Pérouse apporte un éclairage indéniable à cette troublante histoire, tout en renouvelant de manière spectaculaire les techniques d’investigations policières. »

Anne-James Chaton, L’affaire La Pérouse

Anne-James Chaton © Catherine Hélie

L’humour affleure tout au long de cette enquête poétique et contribue à son renouvellement. Non sans dérision, Anne-James Chaton assume l’immensité et le sérieux de la tâche qu’il s’est donnée. Le texte s’ouvre ainsi sur un sommaire qui déploie un plan de vingt-deux hypothèses sur les causes de la disparition des deux navires. L’affaire La Pérouse se structure autour de ces différents cas de figure qui prennent la forme de courts récits poétiques aussi sérieux qu’extravagants, voire délicieusement décevants (Hypothèse n°1 « l’accident » ; hypothèse n°12 « l’attaque d’un animal marin » ; hypothèse n°13 « Le phénomène inexpliqué »). Une forme de rigueur scientifique est donc établie au seuil de l’ouvrage, qu’Anne-James Chaton s’amuse peu à peu à déjouer. Si l’on perçoit tout le travail d’enquête préalable du poète pour écrire cette Affaire La Pérouse, la méthode « dite du Cluedo » prête à rire pour l’hypothèse n°6, tout comme  celle de l’addendum n°1 : « Des raisons sérieuses et fondées qui permettent d’avancer que Monsieur de la Pérouse aurait pu survivre au naufrage de son expédition ». Anne-James Chaton s’appuie là avec sérieux sur les fouilles archéologiques de l’association Salomon sur l’île de Vanikoro (lieu du naufrage) qui aurait découvert un site de campement ayant hébergé les survivants. Il retrace avec application l’itinéraire du commandant La Pérouse jusqu’au village néo-zélandais d’Onewhero conquis par les Anglais en 1840. Mais, peu à peu, l’enquête déraille et délire : les Anglais auraient alors rencontré un homme se présentant comme « lapaixrousse » et qu’ils rebaptisent, de crainte de perdre leur territoire contre les Français, « Gingerpeace ». L’explication comique en note de bas de page sur l’origine du nom parodie encore le ton scientifique de l’enquête : « Le son [z] n’existant pas dans la langue Maori, ce descendant de La Pérouse se fait appeler “La Pérousse”, soit en phonétique [La pɛrus]. »

L’enquête rigoureuse, bâtie sur un jeu de piste précis, se transforme en jeu de mots étourdissant. Par l’humour — ici par la décomposition et la désacralisation d’un nom —, Anne-James Chaton imite et déjoue la forme de l’investigation policière. Dans L’affaire La Pérouse, il utilise la forme de l’enquête et son rapport au réel pour mieux s’en moquer, ouvrant ainsi d’autres histoires possibles. La distance comique vis-à-vis de la vérité historique laisse advenir la fiction. Ainsi, moins qu’une réponse au problème initial (« qu’est-il arrivé aux navires La Boussole et L’Astrolabe ? »), Anne-James Chaton trouve d’autres questions qui dévoilent d’autres mondes et d’autres interprétations possibles. La forme interrogative traverse ainsi tout le livre, notamment dans les interrogatoires parodiques avec des figures littéraires, comme ici entre le suspect de l’assassinat hypothétique du commandant La Pérouse et le poète Charles Baudelaire : « — Dites, qu’avez-vous vu ? — Quelle est cette île triste et noire ? […] Est-il vrai que parfois votre cœur dise : loin des remords, des crimes, des douleurs, emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate ? »

Anne-James Chaton, L’affaire La Pérouse

Entre les alexandrins formant cet interrogatoire sans réponse, Anne-James Chaton parodie le lyrisme des Fleurs du mal, trouvant, à défaut d’une explication, une langue particulièrement drôle. Les figures d’écrivains sont ainsi convoquées successivement dans ces interrogatoires, à l’image encore de Shakespeare, d’Agatha Christie ou encore de Montaigne. Les écrivain-e-s, que l’on peut considérer comme des doubles d’Anne-James Chaton, sont celles et ceux qui, tout au long du livre, interrogent les suspects et prennent la posture de l’enquêteur. Mus avant tout par des questions, chercheurs d’une vérité sans doute indécouvrable, aucun d’entre eux ne trouve la réponse au mystère de la disparition des navires. Ils apparaissent comme ceux qui animent le langage par leurs interrogations et qui le renouvellent, à l’image de Michel de Montaigne interrogeant Thomas Chrétien alias Flechter Christian, suspecté d’avoir mené une éventuelle mutinerie : « — Pensiez-vous jamais n’arriver là, où vous alliez sans cesse ? — Mais de quelle brutale stupidité luy peut venir un si grossier aveuglement ? » L’écrivain est ici celui qui suspecte, doute et cherche, sans trouver de preuve décisive. Anne-James Chaton se moque avec finesse de sa propre posture d’écrivain-enquêteur, pour mieux souligner combien son travail de recherche et sa démarche le mènent avant tout à ouvrir des possibles, sans figer aucune vérité.

L’affaire La Pérouse est donc bien, on l’aura compris, une affaire de langage. Poète sonore, Anne-James Chaton questionne le langage, jouant d’énumérations et de listes infinies de noms de pays et de lieux, dévoilant des terres et des sons enivrants qui s’agencent selon différentes techniques graphiques sur la page : « On l’a aperçu au large du Cap Barne Bird Blanc Cod Horn Howe Ince Nuyts Vert d’Ail d’Ambre d’Hood d’York d’Adare d’Alert d’Arhem d’Atholl de Bald de Bon de Clear de Cod de Corse… » Dans ce texte, les espaces traversés par La Boussole et L’Astrolabe s’animent et prennent vie en musique et en images. L’enquête sur la disparition des navires partis de Brest en 1785 pour explorer le monde se transforme peu à peu en enquête sensorielle, où les mots agissent comme les révélateurs de réalités disparues et de vérités mouvantes. Grâce à ces listes de noms propres, ces inventaires ou ces énumérations de causalités possibles égrenées au fil des chapitres, le lecteur se prend à voir et à entendre, à imaginer et à sentir la disparition de l’expédition du commandant La Pérouse.

Anne-James Chaton déplace la question du côté de la poésie mais également de la performance. Il faut aussi le voir et l’entendre sur scène lire ses textes pour comprendre combien la langue qu’il cherche et trouve est celle du son, de l’image et du corps. Dans la langue sonore et graphique de L’affaire La Pérouse, tissée de celle d’autres écrivains (on entend Jules Verne, Daniel Defoe, Melville, mais aussi Perec ou encore Queneau), d’autres genres littéraires (le théâtre, la chanson, le roman d’aventures, etc.), Anne-James Chaton met en scène avec brio la recherche en mouvement, par le langage et à travers le corps, d’une vérité, peut-être inexplicable (hypothèse n°13) : « Le phénomène inexpliqué est un phénomène que l’on ne peut pas expliquer, mais qui pourrait expliquer la disparition des navires de La Pérouse. » Au grand dam des chercheurs !

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