Le troisième volume du journal d’Hélène Hoppenot (1894-1990) commence le 1er octobre 1940. D’abord tenu en France, il se poursuit en Espagne et au Portugal, se déploie en Uruguay et s’achève aux États-Unis en 1944. Le précédent, qui déjà nous avait passionnée et dont nous avions rendu compte dans En attendant Nadeau, couvrait les années 1936 à 1940 et relatait notamment son séjour en Asie et son retour en France avant et au début de la guerre.
Hélène Hoppenot, Journal 1940-1944. Claire Paulhan, 536 p., 49 €
Rappelons qu’Hélène Hoppenot est l’épouse du diplomate Henri Hoppenot et qu’à ce titre elle est particulièrement bien placée pour observer les évènements qui secouent le monde au moment de la Seconde Guerre mondiale. Comme elle ne séjourne que peu en France et en Europe à cette époque-là, puisque son mari est très vite affecté en Uruguay, elle ne les observe que de loin, à travers les dépêches diplomatiques, les lettres envoyées par leurs amis et les réactions des gens de leur entourage, exilés comme eux ou Sud-Américains.
Ce qui fait tout le sel de ses notes journalières, c’est qu’Hélène Hoppenot a l’intelligence acerbe : elle ne se paie pas de mots, juge avec une allégresse parfois féroce et parfois simplement ironique ceux dont elle parle, qu’il s’agisse de ses proches (son mari, leur fille Violaine, leur famille) ou du milieu des ambassades.
Sur le point de quitter l’Europe et d’embarquer à Cadix pour Montevideo, elle se prépare à affronter l’exil avec courage : « Les amarres qui me relient à l’Europe seront bientôt coupées. Et il n’y aura rien d’autre à attendre que de nous-mêmes. » Elle pleure la Chine qu’ils ont quittée sept ans auparavant, qu’elle a tant aimée et quelle évoque avec drôlerie : « Les Chinois ne disent pas vaguement comme nous “Il fait chaud ou il fait froid”, mais “Il fait un froid de cinq robes, de trois robes”, etc. », puisque ce sont des robes qu’ils portent.
Comme le précédent, ce volume regorge de portraits d’artistes vivant sur place, en exil et passant par Montevideo, ou restés en Europe et se racontant dans leur correspondance, tel Darius Milhaud. Il y a ceux pour qui elle garde indulgence et amitié, et ceux, plus nombreux, qui ne lui inspirent pas une grande sympathie, comme Jules Supervielle, qu’elle qualifie de « grand squelette, aux gestes de pantin, au regard lassé », ou Victoria Ocampo : « Sa beauté commence à disparaître mais elle reste imposante […] Elle a besoin de se sentir adulée, adorée, de dispenser le bonheur et la peine […] Elle a été fort déçue par Walt Disney qui se permit de manger, devant elle, la cuisse de son poulet en s’aidant de ses doigts. “C’est une brute… un dégoûtant” ».
En revanche, dans les nombreux passages qu’Hélène Hoppenot consacre à Louis Jouvet (il séjourne avec ses comédiens à Rio puis à Montevideo), elle est toute attention et bienveillance. La troupe vit au rythme des disputes, de plus en plus fréquentes et graves entre le metteur en scène et sa ravissante vedette, qui est aussi sa maîtresse, Madeleine Ozeray. L’un comme l’autre n’ont pas un caractère facile. Mais les caprices et les infidélités de la belle et les chagrins de l’homme mûr, qui font penser au couple formé par Molière et Armande Béjart, n’empêchent pas le théâtre de se faire, de se tricoter avec une passion que restitue magnifiquement Hélène Hoppenot. C’est ainsi qu’elle explique, citant Jouvet, les difficultés qu’éprouvent les acteurs en plein travail à accueillir des observateurs : « Une troupe qui répète est une famille dans l’intimité […] La présence d’un étranger sans une salle où répètent des comédiens est non seulement inopportune mais impudique ». Qui connaît les coulisses d’un théâtre entend parfaitement cette assertion. De même, on retrouve dans l’anecdote suivante le mélange d’affection et de méchanceté qui constitue l’essentiel des relations dans le monde du spectacle. Quand Jouvet engage le « Père Castel », le plus âgé de la troupe, il ne se fait pas d’illusions sur son talent. « Lorsqu’il interprète, avec lui, l’amer lever de rideau de La Folle Journée où le cabotin s’efforce de parader, de faire de gros effets, de se taper sur les cuisses, Jouvet, dit ensuite aux autres d’une voix morne : “Ce sacré Castel ! Il fout tout par terre !” »
Ces parenthèses artistiques réchauffent et égaient la vie quotidienne d’Hélène Hoppenot qui suit avec angoisse les victoires allemandes, est confrontée aux mesquineries des communautés française et uruguayenne à Montevideo puis française et américaine aux États-Unis. Le portrait n’est pas joli : « On ne peut être seulement français. Il faut se déclarer ou bien pétainiste ou gaulliste. » Elle n’a pas de mots assez durs pour évoquer le maréchal Pétain. « À Lille, rapporte-t-elle, plus sensible aux actes de résistance des Français qu’à leur collaboration, des écoliers ont fait une collecte, sou par sou, les professeurs intrigués s’informèrent, c’était pour acheter une bavette et l’envoyer au Maréchal ! ». Ou encore : « Qu’il meure et qu’on n’en parle plus ! Ce vieil homme a fait assez de mal à la France ! »
Elle est profondément et viscéralement gaullienne : « Une seule solution à mes yeux : le général prenant le pouvoir entre ses mains honnêtes et sûres » ; sait reconnaître le courage et l’importance de la résistance des Russes quand l’armée allemande envahit leur territoire : « Les Russes auront peut-être sauvé l’humanité » ; tandis qu’elle dissèque la frilosité des Américains avant Pearl Harbor, leurs négociations avec Vichy : « Les Américains ont confié à Darlan le commandement des forces françaises en Afrique […] [ils] ne seront pas dégoûtés de traiter avec un Laval ou un de ses suppôts, en débarquant en France ! ». Hostilité qui se confirme, lorsque le couple, en 1943, quitte l’Uruguay pour les États-Unis où Hélène Hoppenot est choquée par « l’exhibitionnisme infantile » dont font preuve à son avis les Américains en exposant aux fenêtres « des bannières portant en grandes lettres “our son is (dead)…” dans l’armée, la marine, et, en-dessous, une ou plusieurs étoiles, selon le nombre de fils enrôlés »… « N’y a-t-il pas, dans cette publicité de la douleur, quelque chose de répugnant ? »
La lecture des journaux, même du New York Times, fait plus que la déconcerter : « L’éditorial se trouve à la vingtième page, les articles de la première continuent à la quarantième, la cinquantième, ou plus loin ; pour les terminer, il faut déplier, replier une masse de feuilles incommodes à manier […] Dans ce grand journal, comme dans les autres, tout est jeté pêle-mêle ».
Le plus émouvant, dans ces notes journalières, est certainement le débat intérieur où se trouvent plongés les Français de métropole ou en exil, à commencer par son époux qui se demande : « Où est le devoir ? Faut-il conserver des places qui, vides, reviendraient à des collaborateurs, ou, mieux, à des sympathisants de l’Allemagne ? » Henri Hoppenot mettra en effet longtemps avant de se décider à rompre avec le gouvernement de Vichy pour aller rejoindre de Gaulle dont il deviendra un fidèle.
La grande peur d’Hélène Hoppenot tout au long de son journal n’est pas que les Alliés soient vaincus ; au contraire, elle ne doute, à aucun moment, de leur victoire. Sa grande peur est que les Français, à cause de leurs divisions, en viennent à s’entretuer. Ce qui, pour elle, serait « le péché mortel ».
Par ces anecdotes, ses observations sur le vif et ses analyses, elle nous plonge dans une période infiniment complexe où, même après tant d’années, il ne nous est pas toujours facile de démêler le vrai du faux et de nous forger une opinion sur les faits et gestes des protagonistes, grands ou petits, célèbres ou anonymes, de cette tragédie. La solution, pour sortir du brouillard, serait probablement de lire un point de vue complémentaire, voire opposé. Par un hasard dont seule la littérature a le secret, je suis tombée, alors que j’étais plongée dans le journal d’Hélène Hoppenot, sur son contraire, un roman historique de Jacques Laurent, l’auteur oublié (et qui mériterait d’être remis au goût du jour) de Caroline chérie. C’était Prénom Clotilde, les aventures d’une entreprenante et jolie jeune femme qui traverse la guerre, la Deuxième, elle aussi, et apprend à connaître, à travers ses amants, les idées politiques de chacun des partis qui s’arrachent la France. L’analyse est nourrie, même si elle penche plutôt du côté des Français (de bonne foi) pétainistes et qu’elle soutient des thèses qu’on voudrait vérifier : « Roosevelt est dans les meilleurs termes avec Pétain […] Bref il est entendu entre ces messieurs que la France biaisera autant qu’il faudra avec les Boches, que son gouvernement limitera les dégâts, qu’il rassurera suffisamment Hitler pour que celui-ci ne s’avise pas d’occuper notre partie de la Méditerranée et que, le jour venu, quand les forces alliées équilibreront celles de l’Axe, nous reprendrons la guerre auprès d’elles ».