« Carré d’agneau rôti au Don Quichotte », « crevettes à l’Oncle Vania », « poitrine de cygne au Docteur Jivago »… Le roman d’anticipation Manaraga de Vladimir Sorokine évoque les plaisirs décadents du « book n’grill » : dans un monde où l’imprimerie a définitivement cessé d’exister, le marché noir des éditions originales anciennes s’est développé afin de faire cuire à petit feu les aliments lors de barbecues clandestins très prisés.
Vladimir Sorokine, Manaraga. Trad. du russe par Anne Coldefy-Faucard. L’Inventaire, 256 p., 16 €
Le narrateur du roman de Vladimir Sorokine est l’un de ces cuisiniers virtuoses qui sillonnent la planète afin d’acquérir les livres et de satisfaire les désirs très ciblés de sa clientèle. Muni de ses trois puces électroniques greffées sous la peau, auxquelles il peut demander rêves ou informations diverses, il évolue au fil des chapitres d’un client à l’autre (une cantatrice cocaïnomane, une famille juive patriarcale, un « zoomorphe » adepte de Zarathoustra…) avant de tenter de déjouer un complot qui menace ses activités lucratives par la production de copies moléculaires de livres absolument identiques aux originaux.
Dans ce court roman dystopique désopilant, Sorokine conjure l’angoisse de la disparition de l’imprimerie à l’ère numérique et de la dégradation du livre en objet de consommation en menant le lecteur d’un festin à l’autre. Les livres ne cessent de brûler, mais on est loin de l’atmosphère oppressante d’un Bradbury dans Farenheit 451, auquel il est d’ailleurs fait référence. Manaraga relève avant tout du jeu littéraire, c’est un périple cocasse dans l’espace de la bibliothèque, où il est beaucoup question de la mémoire de la littérature russe, de Tolstoï au Maître et Marguerite en passant par Roman avec cocaïne. Citations vraies ou fausses, pastiches souvent savoureux, parodies et mises en abyme se succèdent. Sorokine n’omet pas de mentionner la deuxième partie des Âmes mortes, jetée au feu par Gogol, ou l’adage de Boulgakov selon lequel « les manuscrits ne brûlent pas ».
Morceau de critique littéraire indirecte et mémoire déformée de la littérature russe, Manaraga comprend aussi quelques extraits de la littérature numérique du futur, notamment un récit érotique à destination des lecteurs zoomorphes. L’écrivain russe, qui est l’auteur d’une dizaine de romans, poursuit ses jeux littéraires dans la veine postmoderne qu’on lui connaît. La dimension parodique du livre et sa fantaisie débridée paraîtront sans doute plus réussies que la fiction dystopique proprement dite, dans laquelle le cadre historico-politique intervient essentiellement comme prétexte.