Comment lire Starhawk ?

Qui n’a un jour médité sur les dieux enfuis d’Hölderlin et le désenchantement du monde ? Pour y répondre en nos temps écologiques et théologiques si sombres, il n’y a pas que des dieux, enfuis, revenants ou à venir. Il y a aussi la Grande Déesse. Starhawk, sorcière néo-païenne américaine, se veut l’une de ses prêtresses. Les lecteurs francophones commencent à la découvrir.


Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Morbic. Préface d’Émilie Hache. Cambourakis, coll. « Sorcières », 354 p., 24 €

Starhawk, Chroniques altermondialistes. Tisser la toile du soulèvement mondial. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Stengers, Edith Rubinstein et Alix Grzybowski. Cambourakis, coll. « Sorcières », 241 p., 21 €


Starhawk est née à San Francisco en 1951. Elle y écrit son premier livre, « The Spiral Dance: A Rebirth of the Ancient Religion of the Great Goddess », en 1979, et s’affirme à la fois comme auteure et sorcière de la mouvance wicca. Bestseller réédité vingt fois aux États-Unis, ce livre, qui comporte notamment des formules, chants et rites à performer en cas de détresse personnelle, n’est pas traduit en français.

En 1982, juste après avoir combattu, avec l’ensemble de l’Alliance Abalone, la mise en marche de la centrale nucléaire de Diablo Canyon, elle écrit Dreaming the Dark. Faire vivre le blocus qui dura plusieurs mois passait, pour le groupe de femmes auquel appartenait Starhawk, par des chants, des cérémonies, des rituels qui s’aménageaient au jour le jour, selon les participantes et les négociations avec d’autres groupes moins spiritualistes. Rites féministes néo-paiens et activisme politique se conjuguaient. Un jour, deux cents femmes de divers groupes furent emprisonnées. Les gardiens les regardaient sans relâche. Il y avait de la honte, de la fatigue et des tensions. Certaines femmes décidèrent de ne plus se cacher pour se déshabiller, certaines restèrent seins nus la journée, d’autres se dessinèrent de jolis smokings sur le corps, à l’aide d’un peu de suie. La situation de voyeurisme s’en trouva déjouée ; les conversations reprirent ; toute une nuit, elles dansèrent et chantèrent.

Dans Webs of Power : Notes from the Global Uprising (2002), recueil de textes écrits à chaud entre 1999 et 2001, Starhawk raconte sa participation à la préparation puis au déroulement de grandes manifestations anti-globalisation à Seattle, Washington, Gênes et Prague. Elle est alors la figure d’une spirale, héritée de l’imaginaire des Indiens nord-américains qui, sous forme de danses et de dessins performés par quelques-uns, changea pour tous l’ambiance morale et le cours d’une manifestation. « Rêver l’obscur » consiste à trouver les mots, les gestes, les chants qui permettront de défaire ce que le cours des événements a de répétitif ; à se donner, par la médiation d’un rite ou d’une image, la possibilité d’une vision légèrement décalée, d’une interprétation aussitôt performée (dessiner des spirales), afin que le ressenti collectif d’une situation se dénoue, que le dialogue reprenne ou, du moins, que la violence s’apaise – et que se déploie l’espace d’un récit mémorable à la frontière de l’anecdote et de la légende.

Starhawk, Chroniques altermondialistes. Tisser la toile du soulèvement mondial

Dreaming the Dark a été traduit en 2015 par Morbic, traductrice-oiseau elle aussi, puisque son nom signifie « pie-huitrier » en breton, variante locale du « faucon stellaire » américain. Le livre est accompagné d’une préface très riche d’Émilie Hache qui parle de « spiritualisme pragmatique » et d’une postface d’Isabelle Stengers, toutes deux passionnantes. Dans la foulée, la traduction partielle de Webs of Power, qui avait eu lieu dès 2003, a été rééditée en 2016. Ces deux livres proposent une narration militante pour le moins inhabituelle en Europe. Starhawk elle-même raconte la difficulté de s’entendre avec des groupes marxistes ou anarchistes européens lors de la préparation des manifestations pragoises de 2000.

Rêver l’obscur, cependant, et c’est tout l’intérêt de l’avoir traduit à trente ans de distance, développe aussi la veine spiritualiste de Starhawk, par l’opposition entre le « pouvoir sur » incarné par le patriarcat capitaliste, son modèle scientiste séparatiste,  et « le pouvoir du dedans » incarné par la Grande Déesse, favorable à une pensée de la circulation et du lien entre les êtres. On y trouve la description d’une transe guidée, au cours de laquelle Starhawk, thérapeute et chamane, interprète les visions d’une amie en termes de tensions à résoudre entre les forces de l’Est, du Sud, etc.

Certes, l’autrice trouve toujours une formule souriante pour montrer que ces partages binaires et ces images sont comme des cartes de tarot : des supports pour l’interprétation, à manier avec humour parfois, à lâcher tout à fait s’il le faut ; ce ne sont pas des dogmes. Il n’empêche : l’ensemble provoque un curieux mélange d’intérêt, de méfiance, de distanciation offusquée, de sympathie, de sourire et de curiosité. Et c’est à notre sens toute la richesse, involontaire peut-être, de la Grande Déesse de Starhawk que de nous faire ainsi constamment osciller.

Que faire, donc, de toute cette spiritualité un peu new age ? L’embarras vient-il d’une différence culturelle entre des États-Unis traversés de spiritualités diverses et une France très centralisée ? Ne risque-t-on pas de cautionner une secte ? Ou bien faut-il légitimer cette imagerie en l’interprétant à partir d’auteurs plus autorisés ? Ainsi la postface d’Isabelle Stengers choisit-elle de rapprocher Starhawk de Deleuze, autorité bien établie et qui n’en demandait sans doute pas tant.

Starhawk, Chroniques altermondialistes. Tisser la toile du soulèvement mondial

L’un des intérêts du discours de Starhawk aujourd’hui consiste précisément, nous semble-t-il, à nous mettre dans une situation de déséquilibre. Sur son site internet (à l’iconographie un peu kitsch, visage en gros plan et faucon volant au loin) et sur celui de Reclaming (l’un des groupes auxquels elle appartient), on trouve des vidéos, des interviews, parfois tournées dans des universités, des chants, des articles à télécharger gratuitement, ainsi que des propositions de stages de permaculture wicca et de sorcellerie. Sur des sites proches, on trouve des sortilèges à acheter. Des femmes et des hommes, en 2019 et non plus dans la Californie des année 1980, célèbrent la Grande Déesse et font circuler entre autres le nom de Starhawk en se réunissant sur des plages brésiliennes, dans des forêts germaniques ou en banlieue parisienne, à l’occasion de rituels, de stages – ou en marge de colloques féministes universitaires, comme ce fut le cas, parait-il, à Nanterre à l’été 2018. Que faire de l’étonnement que tout cela provoque ? De quel type de lien s’agit-il ?

Toute l’œuvre de Starhawk n’est pas traduite en français, loin de là. Sa réception grandissante, néanmoins, nous rappelle que nous tourner, en des temps perçus comme pré-catastrophiques, vers les sorcières pour changer notre rapport à la terre, au capitalisme et au patriarcat, c’est renouer avec l’histoire des femmes, certes, mais aussi, de façon soudain voyante, avec d’autres mythes, d’autres images et avec une démesure qui ne s’arraisonne pas, ne se contrôle pas, mais parfois hypnotise.

Mais comment, sans hypnose, la prendre en charge socialement, politiquement et intellectuellement ? Comment, de ce point de vue, traduire les images de Starhawk ? En les commentant, en les analysant, en les interprétant – et parfois en les moralisant – dans des colloques universitaires, comme c’est déjà le cas ici ou là ? En rejouant leur syncrétisme pragmatique – par exemple en performant des rites en alsacien contre la centrale de Fessenheim ? Ou bien encore en redoublant d’images et en faisant de Starhawk un authentique personnage de fiction – sous le nom, par exemple, d’Aigle Lumineuse ? Ne serait-ce pas témoigner de l’énergie souriante propre à la Grande Déesse ? Car grande est la Déesse, multiples ses prêtresses !

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