Contre-enquête

Enquêtes

Naturellement, l’enquête ne date pas d’hier – à peu près rien ne date d’hier. En tout cas, en France, une fois la bourgeoisie aux commandes, soit vers la fin du premier quart du XIXe siècle, sur fond de montée en puissance du journalisme, on s’est mis à enquêter dur afin d’approvisionner les cabinets de lecture en « histoires vraies ».

Balzac débutant n’allait pas seulement espionner, pour son plaisir pervers de voyeur invisible, les couples d’ouvriers en les suivant à la trace comme un voleur, ainsi qu’il le raconte dans l’exorde flamboyant de Facino Cane. Il interviewait sérieusement une de ses maîtresses, la duchesse d’Abrantès, de quinze ans son aînée, ex-épouse du général Junot, sur l’aristocratie militaire du temps de l’Empire et sur les campagnes de Napoléon, ou bien son amie de Touraine Zulma Carraud sur les arcanes de la vie de province. Tous enseignements puisés aux meilleures sources qui se retrouvent dans les nouvelles qu’il vendait à la presse en plein essor ou dans ses livres.

Quant à Zola, dans le dernier quart du même siècle, qui allait être aussi prodigieusement riche en invention littéraire qu’en découvertes scientifiques ou en merveilles picturales, on sait qu’il poussa le zèle, dans la recherche de l’authenticité de ce qu’on n’appelait pas encore « le vécu » – mais le grouillement charnel était là –, jusqu’à prendre des notes dans les maisons closes, une fille sur les genoux, pour les besoins d’une enquête sur les mœurs parisiennes qui allait fournir en matériaux récoltés sur le vif le récit des amours vénales de sa Nana (1879).

À partir de ce moment-là, celui du triomphe, jusqu’aujourd’hui non remis en question, de la culture bourgeoise et du capitalisme qui en est inséparable, triomphe en même temps du roman parvenu à rejeter dans l’in pace des livres qu’on lit peu les autres formes canoniques de la littérature, notamment la poésie mesurée mais aussi bien débridée (dans la prose), journalisme et littérature naviguent plus ou moins de conserve. Et l’investigation, attentive ou superficielle (le plus souvent), semble être le socle indispensable d’une activité littéraire de plus en plus envisagée comme un métier.

C’est donc un truisme de considérer que l’enquête est au cœur de la littérature. Mais c’est en même temps une de ces données immédiates qui ne révèlent leur caractère approximatif (et, en matière d’art, approximatif signifie le plus souvent faux) qu’au prix de quelque ajustement.

D’abord, si en effet écrire des textes, réussis ou ratés, méritant d’être appelés littéraires revenait, en fin de compte, à produire des romans où se reconnaîtrait seulement une époque – celle du lecteur –, même si la critique, dans sa noble fonction, devait avoir du mal à rendre cette pertinence textuelle évidente aussitôt pour tous, en prouvant par exemple que Les Rougon-Macquart sont effectivement ce qu’ils ont promis d’être, « une histoire naturelle et sociale » d’une certaine famille à un certain moment de la France, alors on ne voit pas pourquoi l’activité mise en branle pour instruire le public de la vérité de son temps se distinguerait d’un excellent journalisme.

La vulgate actuelle (littérature = journalisme de haut vol) trouve d’ailleurs son assise inébranlable dans la porosité de moins en moins problématique entre les deux mondes, celui de la création dite littéraire et celui des médias, porosité rendue éclatante, de façon toute naturelle semble-t-il, par le fait que le journalisme est considéré aujourd’hui comme l’antichambre de la création et que bien rares sont les journalistes patentés qui ne se lancent pas un jour ou l’autre dans le roman.

Enquêtes : l'enquête a-t-elle à voir avec la littérature ?

Émile Zola, par André Gill dans « Les Hommes d’aujourd’hui », septembre 1878, n° 4

Publier des articles, en particulier des articles d’actualité, est un métier. Écrire du romanesque, un degré tout juste un peu supérieur du même métier. De nombreux faits annexes viennent étayer cette certitude. Ainsi des universités de plus en plus nombreuses suivent-elles l’exemple américain en proposant à leurs étudiants des cours de « creative writing », qui préparent aussi bien à la production d’articles, contes, nouvelles, qu’à celle de romans. Ce qui conduit tant d’honnêtes gens à vouloir eux aussi écrire l’histoire de leur vie, et cela fort légitimement : si la littérature est un métier, il peut s’apprendre.

De même, sont confortés dans la même croyance des vertus de l’apprentissage nombre (ou la majorité) des éditeurs en herbe, persuadés que leur métier à eux (quel siècle à métiers !) consiste à « accoucher » leurs auteurs, leur apprenant en somme à écrire puisqu’il s’agit d’un métier et qu’il n’y a rien de plus exaltant, n’est-ce pas, pour un maître en écriture (tel se voit le jeune éditeur, en vertu souvent d’une onction qu’on a peine à qualifier : jupitérienne, peut-être), que de transformer l’apprenti docile et bien intentionné en compagnon .

Dans un tel contexte, on ne s’étonnera pas que la presse ait rappelé, avec un frémissement de stupeur, lors du décès accidentel de Paul Otchakovsky-Laurens, que cet éditeur singulier se refusait à opérer (ou faire opérer) quelque modification que ce fût sur un manuscrit à lui adressé, choisissant plutôt d’exercer à son encontre le droit (régalien) de vie ou de mort.

Or il suffit de renoncer une fois pour toutes à cette « évidence » : la littérature est un métier, pour conclure que P.O.L. avait raison. Et en déduire par raisonnement inverse que, la littérature n’étant pas un métier mais (sans préférence aucune) une vocation, une folie, un vice, une passion, un désir, toujours déçu, de se mesurer au génie des autres, c’est-à-dire de péter plus haut que son cul, et le travail de l’enquêteur un métier bien répertorié, réel, indiscutable, eh bien ! l’enquête n’a rien à voir avec la littérature.

Balzac, Zola, des réalistes dit-on, ne sont pas des enquêteurs mais, comme Albert Béguin l’a dit du premier, et comme on peut le dire également du second, des « visionnaires ». Vautrin ne nous fascine pas parce qu’il est un truand plausible, bien peint d’après nature, mais parce qu’il jaillit tel un frère obscur de l’imaginaire d’un auteur qui enfante des prodiges et s’en enchante. Nous n’aimons pas Nana parce qu’elle est la photographie exacte d’une « lionne » fin de siècle, mais parce que Zola désirait furieusement cette créature de son rêve. Elle porte, plus encore que la violence hypocrite d’une époque, la violence d’une écriture qui vacille et la transforme, là, au fil de la page, en la rousse femelle du lion, une animale couleur de frustration sexuelle et de désert. Si Zola n’était qu’un « naturaliste » de stricte obédience, qui le lirait encore ?

Pourtant, il est excessif de lancer que l’enquête n’a rien à voir avec la littérature. Elle n’a pas tout à fait rien à voir avec elle, mais à condition de donner au mot enquête un sens bien particulier. Penser tandis qu’on vit, qu’on va, qu’on vaque, qu’on se livre, comme le Socrate de Rabelais, à toutes sortes d’occupations dont les 9/10e, bien entendu, sont absurdes, inutiles, dangereuses pour soi-même et pour autrui, idiotes, insensées, c’est sans une seconde de répit enquêter sur le monde, sur ce que j’y fais ou n’y fais pas, sur ce que les autres y trament. Il serait donc totalement erroné de supposer un seul instant qu’on puisse s’abstraire de ce magma de façon à écrire une œuvre « pure », que certains ont néanmoins tentée.

Mais même Raymond Roussel, qui pouvait affirmer à juste titre dans Comment j’ai écrit certains de mes livres : « Chez moi, l’imagination est tout », se trouvait nolens volens si collé à la réalité ambiante de son temps d’expansion coloniale et de formidable progrès technique que lui aussi traduisait le monde, comme dit Michaux, lui qui aurait tant espéré (et Michaux donc !) s’en affranchir.

La littérature, disons la bonne, traduit le monde mais c’est de surcroît et comme par raccroc. Proust n’enquête pas sur le salon empesé où monsieur de Norpois s’écoute parler, pas plus qu’il ne raconte sa vie. Mais qui peut le plus peut le moins. En montant ce chef-d’œuvre d’imagination en allée qu’est l’architecture de la Recherche, ce livre monstre où, si l’auteur enquête, ce n’est que sur lui-même décliné en tante Léonie, Swann, Charlus, Jupien, Basin de Guermantes, il livre aussi, et comme en se jouant, la plus révélatrice radiographie d’un monde sur lequel le journalisme le plus affûté, à grand renfort de tonnes d’enquêtes dans l’ensemble fort estimables, n’aura accumulé que du papier avec lequel, le lendemain, le cuistot du Ritz, fatigué, enveloppera des tripes de poisson.

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