En attendant l’armée invisible

Le nuage et la valse nous donne l’occasion de découvrir un écrivain tchèque aussi majeur que Karel Capek ou Vladimir Holan. Journaliste indépendant, redécouvert récemment dans son pays, Ferdinand Peroutka se fait le témoin d’un monde que l’on oublie dangereusement.


Ferdinand Peroutka, Le nuage et la valse. Trad. du tchèque par Hélène Belletto-Sussel. La Contre Allée, 578 p., 25 €


Avant de s’exiler à Berlin puis en France, Marina Tsvetaeva vécut en Tchécoslovaquie, dans la banlieue de Prague. Elle y connut Constantin Rodzévitch, qui devait lui inspirer ses deux plus grands poèmes d’amour, « Le poème de la montagne » et « Le poème de la fin ». Elle y donna le jour aussi à son fils, Gueorgui Efron. Nul ne s’étonnerait d’apprendre qu’elle avait conçu un attachement particulier pour ce pays, qu’elle considérait comme la patrie de son fils, et qui avait accueilli son mari, Serguei Efron, en fuite après la débâcle de l’Armée blanche, rejointe au lendemain de la révolution d’Octobre.

Entre 1937 et 1939, alors qu’il ne lui restait que quelques années à vivre, et qu’en mars 1939 les nazis occupèrent la Tchécoslovaquie, elle composa, dans la banlieue parisienne, un cycle de poèmes pour exprimer sa solidarité avec le peuple tchèque, poèmes dont le plus fameux dit (dans la traduction de Véronique Lossky) : « Oh larmes de mes yeux, / Pleurs de colère et d’amour, / Oh Tchécoslovaquie en larmes ! / En sang, l’Espagne ! […] Je refuse d’exister. / Dans cette folie des hommes / Je refuse de vivre. / Avec les loups des places publiques / Je refuse de hurler ».

Refuser de hurler avec les loups des places publiques : ç’aurait pu être la profession de foi guidant, toute sa vie, Ferdinand Peroutka, journaliste assez indépendant pour aller à contre-courant des passions haineuses et indisposer les pouvoirs, même après sa mort (en 1978, à l’âge de quatre-vingt-trois ans), comme nous le révèle sa traductrice, Hélène Belletto-Sussel, dans un avant-propos où elle rappelle comment, en janvier 2015, il fut accusé d’avoir fait l’éloge de Hitler. Cette ignominieuse insinuation eut l’effet inattendu de susciter un nouvel intérêt autour de Peroutka, dont les lecteurs tchèques avaient quelque peu oublié que sa liberté d’esprit lui avait valu d’être interné à Buchenwald, qu’il avait été en butte aux persécutions de tous bords, et s’était toujours dressé, en indomptable opposant, contre toutes les puissances oppressives, que ce soit la machine à écraser l’humanité du nazisme ou la destruction des individus par une perversion des idéaux alliée à l’autocratie soviétique.

Ferdinand Peroutka, Le nuage et la valse

Prague (2019) © Jean-Luc Bertini

Si le nom de Ferdinand Peroutka ne dit sans doute rien au lecteur français, la traduction, rigoureuse et précise, faite par Hélène Belleto-Sussel, du Nuage et la valse, aux éditions La Contre Allée, changera certainement la perspective que les curieux avaient de la littérature tchèque : il conviendra désormais de ranger Peroutka aux côtés d’un Karel Capek ou d’un Vladimir Holan, ces sentinelles de leur époque, ces grands témoins des temps de détresse. Mais ce que relate Le nuage et la valse sur près de six cents pages ne se résume pas en quelques formules. Ce texte, qui conte les destins de plusieurs personnages livrés à l’expérience ultime, celle de « l’homme réduit à l’irréductible », selon l’expression de Maurice Blanchot, donne étrangement l’impression d’un croisement des tableaux de Zoran Mušič et de la musique du Beau Danube bleu. Le kitsch et le cauchemardesque s’y côtoient. L’héroïsme et le trivial s’y mêlent.

Le lecteur, au début, pense aux Bourreaux meurent aussi, ce film que Fritz Lang réalisa en Amérique sur un scénario de Brecht, et qui montre une Prague résistant à l’occupation nazie. Très vite, pourtant, le livre, mettant en scène Hitler à Berchtesgaden, évoque l’un des films les plus énigmatiques de Sokourov, Moloch, qui montre le Führer et Eva Braun dans le « Nid d’aigle ».

Ces quelques allusions au cinéma sont là pour souligner le fait que le texte de Ferdinand Peroutka, diffusé d’abord sous forme de pièce de théâtre avant d’être publié, en 1976, sous forme de roman, est une œuvre stupéfiante qui refuse d’entrer dans le moule du roman classique. Le lecteur se retrouve dans un asile de nuit viennois en compagnie d’un mauvais peintre qui déplore les « invasions » tolérées par la capitale autrichienne, avant de se voir pris au piège, comme l’un des personnages, qui va vivre l’expérience des camps. Peroutka devient dès lors un témoin dans la lignée de Robert Antelme : ce n’est pas seulement l’anéantissement de la bête immonde que ses protagonistes espèrent, ils s’interdisent de s’animaliser – « Dire que l’on se sentait alors contesté comme homme, comme membre de l’espèce, écrit Antelme, peut apparaître comme un sentiment rétrospectif, une explication après coup. C’est cela cependant qui fut le plus immédiatement et constamment sensible et vécu, et c’est cela d’ailleurs exactement cela, qui fut voulu par les autres. La mise en question de la qualité d’homme provoque une revendication presque biologique d’appartenance à l’espèce humaine. »

Ferdinand Peroutka, Le nuage et la valse

Ferdinand Peroutka © D. R.

Entre les « Juifs indésirables » du début du roman, qui fait de Prague l’une des capitales des ténèbres et, dans la suite du livre, les descriptions des bordels des camps, de la scène d’un détenu qui s’est livré au cannibalisme (« C’était la chair de son ami, avant de mourir, il l’avait autorisé »), le lecteur aura fait l’apprentissage de l’impensable « banalité du mal ». Les personnages de Peroutka, eux, citent Oscar Wilde, se demandent si Dieu envoie aux hommes des épreuves pour les rendre meilleurs, cherchent leur revanche en croyant se souvenir que Hitler était le petit-fils illégitime d’un riche juif chez qui sa grand-mère avait été domestique, et rappellent que, d’Anne Frank à Amsterdam à Léon Blum à Paris, tous attendaient l’armée invisible.

C’est cet espoir de voir l’armée invisible en marche qui anime les prisonniers du Nuage et la valse, dont certains se disent que les écrivains sont les nouvelles idoles, mais « il est très vraisemblable qu’il se trouve parmi eux le même pourcentage de salauds que chez les hommes politiques, les hommes d’affaires, les beaux-pères, les juges et les prêtres ». De quoi sont capables les écrivains ? s’interroge en substance Ferdinand Peroutka, qui mêle l’ironie amère à ses cruels dons d’observation. À l’ère des témoins succède celle des voyeurs, des insouciants ou des amnésiques, quand les touristes visitent le Nid d’aigle, quand les enfants jouent avec une de ces poupées en chiffon représentant Hitler qui se sont si bien vendues… Ceux qui vivaient dans l’attente de l’armée invisible sont peut-être eux-mêmes en train de disparaître dans les temps présents, si oublieux.

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