Et l’ombre emporte ses voyageurs, premier roman de Marin Tince, est d’une ampleur considérable. Sa forme épouse la durée, les débordements, les audaces, un lyrisme parfois violent. Son excès nous place devant la littérature.
Marin Tince, Et l’ombre emporte ses voyageurs. Seuil, 704 p., 23 €
Il faut le dire d’emblée, le roman de Marin Tince, sa forme, ce qu’il raconte, tout est disproportionné. Sept-cents pages pour raconter des bribes d’enfance, un monde qui meurt, une douleur d’exister… C’est un peu beaucoup, diront certains. Mais des récits, des langues, réclament un espace, une durée, pour gagner leurs proportions harmonieuses. Tant de pages pour exprimer le mal-être d’un « animal mélancolique », son enfance plus que modeste dans le onzième arrondissement de Paris, au 98 de la rue Jean-Pierre Timbaud, dans une arrière-arrière cour… Pour découvrir une galerie de portraits, les aïeux croquignolesques, la maison de Draveil, la bagnole qu’on y rafistole obstinément, les vacances en Bretagne dans une baraque vétuste, les morts, les errances et les disparitions d’un père raconteur d’histoires grotesques, grand buveur, la figure d’une tante qui ne vient jamais à bout de ses études de médecine, les copains du quartier, les vagabondages et les aventures minuscules de gamins à la dérive, la détestation de l’école perçue comme un « bagne », les gueulantes de l’institutrice, les trajets sur la ligne 75 du bus passés à prendre l’air sur la plate-forme arrière… Une vie de démerde, de pauvreté, un peu indécente, quoi !
Rien de bien original pour une enfance dans les années 1960 et 1970 située dans un arrondissement populaire d’un Paris disparu… Récit d’enfance, nostalgique, enquête familiale, autobiographie déguisée ? C’est un peu de tout ça qu’il s’agit… mais de beaucoup plus aussi ! Car ce qui compte, ce n’est pas la rétrospection angoissée, le strict récit d’enfance, une remémoration pour la touche. C’est le récit de la contre-vie d’un « petit grouillot de l’existence », ses « façons de boudeur d’existence » qui veut « s’extirper du monde », avec « un crabe » logé au plus profond de lui qui le fait vomir « des boues noirâtres ». Et pour dire cette contre-vie, il faut inventer des moyens dans la langue même, lui faire emprunter un chemin qui exprime une violence et relève du conflit.
C’est pourquoi Tince nous accable d’un flot effarant de paroles, d’une diatribe toujours prolongée, sans répit, sans pause, une sorte de développement infini du langage… Il en faut tant pour parvenir à produire des sentiments extrêmes par la langue, il faut se résoudre à un excès pour englober non pas le réel mais ce qu’il produit dans la psyché, ce qu’il conditionne dans l’être. Car Tince, et c’est là probablement la grande qualité de son livre, élabore un discours hyper réaliste, précis, plein de détails, nourri d’un folklore titi parisien assumé, de toutes sortes de figurations archétypiques, pour exprimer le va-et-vient entre le fantasme, ou le souvenir déformé, et l’analyse quasi sociologique de son environnement. On veut tout dire, il reste toujours à dire davantage… La déblatération du narrateur pourrait ne pas connaître de fin, tant l’objet en dépasse l’enjeu descriptif. Tout ce qui compte ici, c’est la moulinette de l’esprit triturant le monde physique pour le rendre dans une langue qui se déploie entre ponctualité et durée.
Le premier roman de Marin Tince déborde d’une énergie impressionnante, d’un fourmillement de détails ahurissant, d’une sorte de furie langagière. Soit on s’y fait, soit on s’y refuse. Et l’écrivain joue de cette alternative, impose un rapport au monde et à ses manifestations qui oblige à un choix de la part des lecteurs. La grande affaire de Et l’ombre emporte ses voyageurs, c’est le ressassement. La matière mémorielle, rejouée à l’infini, ne peut s’appréhender que dans la langue. Ce choix formel radical peut agacer. Mais on peut aussi, comme les voyageurs du titre, se laisser emporter par l’excès, et le trouver magnifique. La prose logorrhéique de Tince produit un récit très intériorisé, qui porte une conception du monde social dans lequel se démène une conscience blessée.
On fait dans Et l’ombre emporte ses voyageurs un grand deuil. Celui des « tatouages de l’enfance », de l’unité familiale, des rapports filiaux, de la transmission, d’un monde irrémédiablement perdu et de toutes les illusions. On fait le deuil de soi-même en somme, de tout ce qui se joue entre soi et le reste de l’univers et qui n’existe plus que dans notre mémoire. Il s’y exprime une vie française exemplaire en même temps qu’une dérive intérieure. C’est un livre douloureux assurément. Tince invente une forme singulière de lyrisme et l’assume, sans renoncer à une ironie mordante. Il n’y a pas de commentaires, pas d’analyses, juste un flot de paroles dont il faut bien se débrouiller. La démarche de Tince porte haut la littérature, en fait un moyen d’articuler l’individu et le collectif, de montrer l’inconfort d’avoir vécu dans un monde que notre époque paraît nier, l’inconfort de ne plus comprendre qui on est, de le chercher toujours. Son personnage, alter ego enfantin grotesque, pense à la fin du livre : « J’avais cessé de lui chercher une définition à la vie, je la voulais comme une java musette ma vie à moi, semblable à des herbiers de posidonies et puis non, comme une baie de brassage ma tête, toujours. J’en reviendrais plus c’était trop tard. » L’excès de l’existence devient l’excès même de la littérature.