Père et fils

Enfant, Patrick Deville était doublement enfermé. Il l’a raconté dans Taba-Taba, son précédent roman. À Mindin et dans le corset qui enserrait sa hanche opérée, il voyageait en lisant. Chaque livre était son « abracadabra », son tour de magie, son tapis volant. Pour écrire Amazonia, il a emprunté des bateaux et remonté des fleuves avec Pierre, son fils.


Patrick Deville, Amazonia. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 304 p., 19 €

L’étrange fraternité des lecteurs solitaires. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 64 p., 9 €


Patrick Deville, on le sait, aime les paires, les parallèles, les oppositions, les hasards qui se produisent en double. Il aime aussi l’histoire, la géographie et la littérature. Dans L’étrange fraternité des lecteurs solitaires, cinq textes en hommage ou amitié, il reprend le propos attristé d’Edgardo Cozarinsky, cinéaste et écrivain : « Nous avons été formés pour un monde dont la littérature était le socle ». Et pour une fois, le combatif Deville semble d’accord, constatant dans un texte intitulé « Cheval & Perroquet » la « multiplication des œuvres, des livres, des objets inutiles, ceux qui ne parlent pas à la mémoire des hommes, l’abaissement de la contemplation artistique et de la lecture au rang de passe-temps quand elles sont les voies d’accès à la condition humaine, l’infantilisation de citoyens devenus les sujets d’un invisible et immatériel Burundun, enfermés dans des parcs de loisirs ou camps de divertissement, la bêtise du présent permanent et l’amnésie ».

Deville n’en reste toutefois pas à ce constat sinistre et, sachant qu’il s’adresse au lecteur idéal, « attentif et intransigeant », premier personnage auquel il pense, il raconte, il compose, il fait découvrir. Les livres cités sont là, nombreux, de Montaigne, le contemporain de Pizarro dont il dénonce les crimes, à Lévi-Strauss, en passant par son cher Jules Verne, Cendrars et Michaux. Ils nourrissent l’auteur d’Amazonia et remplissent la bibliothèque qu’il ne cesse d’enrichir puisqu’on doit y ajouter tous ceux qu’il fait traduire par la Maison des écrivains étrangers et des traducteurs qu’il dirige à Saint-Nazaire, comme l’Équatorien Edwin Madrid, les Brésiliens Antônio Dutra et Harry Laus.

« La grande affaire est de bouger » : Deville répond à l’injonction de Stevenson, en compagnie de son fils Pierre. L’un écrit, l’autre écrit aussi et ajoute le dessin et la photo, l’exploration des lieux quand le navire est à quai sur l’Amazone. Ils partent de Santarem, à l’est, vont jusqu’à Iquitos, en Équateur. La dernière étape, éloignée du fleuve, est pour les îles Galapagos. Les deux voyageurs ont leurs habitudes : « Nous retrouvions nos lectures et nos carnets, dans l’isolement, le respect de notre solitude, parlions peu. » Et pourtant, si peu loquace qu’il soit, la présence de Pierre s’impose. Les souvenirs et émotions sont là, affleurant par instants. Ainsi, dans la toute dernière page, quand le narrateur, au terme d’un portrait de son fils, évoque la « si fragile épiphanie » pour clore le texte comme le voyage.

Certains lecteurs ont reproché à l’écrivain d’être trop présent dans Taba-Taba, de manifester ses émotions et ses sentiments, voire de trop se montrer. Or ce « défaut » était ce qui me rendait ce roman si proche, si fraternel, et l’on retrouve cette qualité toujours pudique, comme estompée, dans Amazonia. C’est le roman d’une vieille promesse et, devenu père, on vit de cette promesse avant de se savoir trop âgé pour la tenir. Deville ne cache pas cette urgence.

Patrick Deville, Amazonia

Patrick Deville © Jean-Luc Bertini

Il est donc souvent question de pères et de fils dans Amazonia, de pères réels d’abord, comme celui de Cendrars, celui de Thomsen, riche héritier danois tombé dans la misère à Guayaquil ; de Raymond Maufrais, fils d’Edgar avec qui le père de Patrick était maquisard. Il y a ensuite les pères qu’on se choisit, comme Livingstone pour Stanley, et Pasteur pour Yersin, passager furtif de ce roman, encore que.

Encore que, en effet. Amazonia est l’histoire d’un fleuve, d’une immense réserve naturelle, conservatoire de la biodiversité et laboratoire, lieu qui suscite toutes les convoitises, provoque tous les pillages, engendre bien des folies, mais aussi des espérances.

En de brefs chapitres qui mêlent observations et lectures, Deville raconte Atahualpa dupé par Pizarro, l’or envolé vers la Castille, le fourbe Fawcett et la récolte de l’hévéa envoyée en Asie (et donc Yersin travaillant le caoutchouc pour Michelin), la toute-puissance de Manaus dont la soudaine richesse était fondée sur cet or-là, et sa chute brutale, quand le caoutchouc fait route vers l’Extrême-Orient. Puis c’est le temps du café, et les crises, les révoltes, les révolutions, les dictatures et quelques figures d’aventuriers. Parmi ces aventuriers touchés par la folie, deux se détachent parce que le cinéma nous les a fait connaître : Aguirre, le reître meurtrier et Fitzcarrald. Il fallait un autre dément pour les filmer, et c’est Werner Herzog. Son livre La conquête de l’inutile est un « éloge de l’obstination, un manuel de survie qu’il convient d’ouvrir lorsque l’adversité trop forte vous amènerait à baisser les bras… ». Patrick Deville vit plus à son aise sur « quelque chose qui flotte » et passe pas mal de temps à l’abri. Sur l’un des bateaux, il remarque des portraits accrochés aux cloisons : « J’étais devant toutes les histoires et tous les personnages que je transportais. »

Sauf quand il croise le candirus, petit poisson moins aimable encore que le piranha, notre écrivain échappe aux épreuves qu’affronte le cinéaste allemand. Mais il faut aussi compter avec ce Rondon, qui plante des poteaux télégraphiques dans la forêt, malgré tout ; il transforme le Brésil.

Le romancier raconte des vies singulières, montre ce qu’une même adresse ou un même bateau peuvent engendrer de rencontres ou de rêveries, il suit la trace des aventuriers qu’on a parfois croisés dans Pura Vida, Equatoria ou Kampuchéa, certains s’étant à jamais égarés dans la forêt. Il suit aussi les écrivains et les savants : Stefan Zweig est accueilli avec sa jeune épouse chez Bernanos qu’il désespère par son suicide, assimilé à un refus de combattre le nazisme. Henri Michaux est en Équateur, Cendrars a des projets, bien sûr. Il est l’auteur de ce Moravagine, sésame du jeune Patrick, le livre magique, celui qui donne l’énergie vitale : « L’optimisme est un impératif catégorique », écrit l’ancien professeur de philosophie, qui est né, d’une certaine façon, en 1860 : contemporain de Pasteur, de Jules Verne et d’Eiffel, passionné par Humboldt et Darwin, qu’il réunit dans l’un des plus beaux chapitres du roman, « Charles & Alexandre ». Si l’on devait commencer la lecture d’Amazonia au hasard, je recommanderais ces pages engagées, au meilleur sens du mot. Patrick Deville n’adopte pas de position au sens étroit du terme, il plaide pour les Lumières, ou du moins pour une tradition de vérité. Écrire la vérité en montrant son parcours à travers les temps, c’est désormais le premier devoir de qui veut s’opposer au créationnisme et au « platisme », ces impostures.

Amazonia, comme tous les romans de ce cycle intitulé Abracadabra, est un livre foisonnant, plein de vivacité, qui nous amène soudain à Courcouronnes où passa San Martin, l’autre héros de l’Amérique latine avec Bolívar, avant qu’on ne se retrouve au calme, un 21 février, à Managua, face à l’Atlas, ou à Iquitos, pour méditer en compagnie de l’auteur. Avec la gravité et l’ironie qui ne manquent jamais dès lors qu’on lit du Deville. Avec Jean Rolin, j’ose le dire, il est l’un de nos stylistes les plus élégants. Désinvoltes tous deux, et sérieux comme il convient de l’être.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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