Portrait de l’artiste en globe terrestre

Parmi les diverses images qu’Olivier Rolin donne de lui dans Extérieur monde, on pourra retenir la photo qu’a prise de lui son ami l’écrivain Jean-Philippe Toussaint, avec sa « tête de vieil ivrogne », sa « gueule de poisson à grosses lèvres », ou l’homme à la « vieille écaille jaspée de tortue marine ». Car, dans bien des cas, on retrouvera le goût de l’écrivain pour l’eau ; et pour la mer, voire le monde.


Olivier Rolin, Extérieur monde. Gallimard, 304 p., 20 €


Ce livre, Olivier Rolin l’écrit comme on se jette à l’eau. C’est à la première page. Passons sur les péripéties éditoriales qui l’ont fait quitter le Seuil pour Gallimard. Il n’en dit rien ou presque dans ce livre inclassable, qui pourrait ressembler à des mémoires, ou au « Je déballe ma bibliothèque » de Walter Benjamin, auteur cher à Rolin parmi quelques autres. Le lecteur voyage autour du monde, c’est certain ; il déambule aussi dans une bibliothèque personnelle où l’on trouve Borges, Proust, Lowry, Michaux et tant d’autres.

S’il fallait n’en citer qu’un, dont il est prêt à emprunter un titre, ce serait Hugo. Il aurait bien aimé intituler ce livre « Choses vues ». Pas seulement parce qu’il aime regarder (et aussi sentir, écouter et toucher), mais parce qu’il partage avec Hugo le goût de la digression : « Je digresse, c’est ainsi que j’avance ». On va de paragraphe en paragraphe, de chapitre en chapitre par des associations, des liens entre les êtres, les paysages, qui doivent beaucoup à ce plaisir de la digression, du pas de côté. C’est l’esprit même de ce livre qui semble improvisé, qui ne répond pas aux règles d’efficacité aujourd’hui demandées aux écrivains pour capter l’attention du lecteur volatil. Rolin, qui a écrit des romans, des textes peu classables ou inclassables comme Bakou, derniers jours ou Suite à l’hôtel Crystal, mais jamais, en tout cas, le même livre deux fois de suite, est encore en marge : « je crois aussi à ma façon moins théoricienne, moins érudite, plus intuitive, à l’obsolescence de certaines formes littéraires, et non seulement de ces formes mais de l’esprit qui les animait, [de sorte] que je rejette l’idée d’écrire des “mémoires” ou des “souvenirs”, que j’essaie d’inventer une façon éclatée et inversée d’écrire, partant en quelque sorte de l’extérieur (autant que je le sache le terme d’“Antimémoires” est déjà pris) ». Il n’est pas le seul à ruer dans les brancards et une vaste confrérie existe, heureusement dirais-je.

Olivier Rolin, Extérieur monde

Olivier Rolin à Saint-Pétersbourg, en 2013 © Jean-Luc Bertini

L’extérieur est le lointain. Écrivain, Rolin l’est devenu après l’aventure du gauchisme, et après avoir travaillé comme reporter, dans l’Argentine qui se remettait à peine de la dictature, en Afghanistan, au Soudan. La trace en reste, qu’il signale par une question brutale : « Pourquoi va-t-on faire le touriste au milieu des guerres civiles ? » Le « désir d’être autre », semble-t-il répondre, sans exclure « l’envie de se donner des émotions ». Être autre et lointain, c’est parfois synonyme : « Ce livre est un livre sur le monde et sur l’éloignement du monde ». Il songe à Serge, à « Bob », aux nombreux amis morts, au funérarium du Père-Lachaise dans lequel il se rend trop souvent, mais aussi à ses propres voyages, à ceux qu’il ne fera plus, l’âge venant.

On se laisse prendre. On est en Terre de feu près du détroit de Magellan où il voit une baleine, « passant considérable », on est aux Açores apprenant tout du fameux anticyclone au sommet du Monte das Moças. Ou à Goa, casa Menezes de Bragança, dans une demeure qui rappellerait le salon de musique filmé par Satyajit Ray. On mange le « som » (enfin, on essaie), pêché directement dans un canal-égout au cœur du Turkmenistan. On est à Beyrouth, à Magadan, où parler vous épuisait quand vous sortiez du train qui menait au Goulag. On revoit les îles Solovki, que Rolin avait racontées dans un documentaire et dans Le météorologue, l’un de ses plus beaux récits. Et parfois on est dans le jardin du Luxembourg, où il attend la jeune femme russe qui le rend fou, peu après qu’il a écrit Veracruz, livre singulier, sans fin évidente, un récit tout en clair-obscur, en ombre et en couteau.

Il faut bien parler des femmes qui, pour user d’une litote, occupent dans la vie de l’écrivain une place non négligeable. Rolin a fait de l’une d’elles, serveuse, l’héroïne de Bar des flots noirs. D’autres ont été héroïnes de ses textes ou de poèmes à la manière d’Apollinaire. Il avait envisagé un recueil de « Femmes imaginaires » dans lequel les silhouettes des jeunes femmes aimées ou désirées, ces passantes, ces fugitives, se seraient distinguées un instant.

Olivier Rolin, Extérieur monde

Paquebots © Ministère de la Culture – Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Dist. RMN-Grand Palais / François Kollar © RMN – Gestion droit d’auteur François Kollar

Autant le dire avant que les polémiques ne se déclenchent, Rolin est d’un autre temps. Il se définit comme nostalgique et son monde est plus proche du XXe siècle de sa prime enfance que de notre époque. Les rues résonnent encore du pas des chevaux et la France se remet doucement de l’Occupation et des ruines des bombardements. Rolin évoque Roger Vailland, dandy communiste, jamais sorti du purgatoire où il repose depuis longtemps. Benjamin, qui se mourait d’amour pour Assia Lajcis à Riga, est un autre frère de notre écrivain. Souffrir par amour le rapprocherait même d’un romantique ; faire souffrir, ou du moins embêter son monde, est aussi vrai. La jeune femme russe, qui le fait attendre au Luxembourg comme Marius n’a jamais attendu Cosette, sait qu’il est difficile à vivre. Et lors d’un voyage en Hollande, il se rend chez une ancienne amante pour se faire pardonner. On aurait deviné ce trait qu’il ne nie pas. Deux phrases pourraient lui servir de devise. L’une est de Pessoa : « Être insatisfait c’est être homme ». L’autre est tirée d’une nouvelle de Henry James et Rolin l’a mise au masculin : « Sans l’incurable tendance du cœur humain à se poser des questions, j’aurais pu être suprêmement heureux ». Son peu d’estime de soi, qu’il concède, est à peine contrebalancé par l’ironie dont il fait montre, employant la parenthèse pour retenir les élans inutiles. Ses aventures au Pérou et ce qui s’ensuivit, tout cela est drôle ; Rolin n’y est pas à son avantage. Pas plus qu’il ne l’est dans la salle vide de la Red Sea University à Souakim, Soudan. Souhaitons-lui des audiences plus importantes.

Heureux, il l’a été, enfant, à Dakar, avec son frère Jean, quand tous deux pratiquaient la plongée sous-marine au lieu de se soucier des études (lui s’en est assez soucié pour apprendre le latin et le grec, dont il parle si bien dans Bric et broc) et goûtaient les grains de grenade, dont il se souvient sur un marché du Kamchatka en découvrant les étals d’œufs de saumon.

Parfois, les associations sont plus immédiates qu’entre des lieux divers et distants : l’amour des œuvres les justifie. Il est près de Vancouver sur les traces de Lowry ; à Mexico ensuite, puis bien après au Danemark dans le « taudis » que prétendait habiter Céline. Sa « rencontre » avec Borges s’achève dans le salon de l’écrivain qui ressemble à la salle d’attente d’un notaire ou d’un dentiste. Sábato, romancier et témoin de la dictature Videla qu’il a analysée par le menu, suscite son admiration. Mais Olivier Rolin ne raconte pas seulement ses rencontres avec les grands. Au contraire : il aime les humbles, les anonymes, les sans-grade, dont ses carnets, qui suppléent une mémoire défaillante (c’est ce qu’il dit !), sont peuplés. Ils donnent les noms et, de Hô Chi Minh-Ville à Cuba en passant par Alexandrie, cela forme un curieux poème, comme il les aime. Les noms, les digressions, la curiosité… Olivier Rolin pourrait faire tourner des tables aussi, et faire revenir sa grand-mère, institutrice socialiste qui lui a lu et fait aimer Chateaubriand. Ça aurait de la gueule.

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