L’histoire des Jungles rouges commence et finit à Phnom Penh. Elle commence en mars 1924 et finit en 2016. Et elle est centrée autour d’un personnage fantôme, fictif, qui n’apparaît et ne disparaît jamais complétement : il se nomme Xa Prasith et deviendra le bras droit de Saloth Sâr, alias Pol Pot, grand ordonnateur du Kampuchéa démocratique. Xa Prasith est l’enfant du terrible destin du Cambodge au XXe siècle. Vingt ans de terreur rouge et des siècles de légendes sont concentrés dans cet être étrange, tantôt terrifiant, tantôt bouleversant.
Jean-Noël Orengo, Les jungles rouges. Grasset, 272 p., 19 €
Jean-Noël Orengo ne raconte pas sa vie suivant une ligne claire. Les jungles rouges est un récit éclaté entre Phnom Penh, Angkor, le Vietnam, Bangkok, Paris et la jungle, et pulvérisé en une série de chapitres dont l’organisation n’est pas chronologique. L’éventail spatio-temporel du roman est donc beaucoup plus large que les deux décennies horrifiques du Kampuchéa démocratique.
L’éventail des personnages est aussi plus étendu. Les jungles rouges s’ouvre avec Clara et André Malraux jeunes, voleurs de trésors, en résidence surveillée avant leur procès, et accompagnés d’un boy appelé Xa. Sous la plume d’Orengo, ils feront venir à Paris son fils, Xa Prasith, pour se faire pardonner de ne pas avoir ramené en France le père. C’est ainsi que le romancier établit la filiation, non seulement entre un père et un fils, mais entre trois personnages réels et un personnage fabriqué, avant de rendre Clara et André à l’Histoire à laquelle ils appartiennent.
Ce faisant, l’auteur met en scène une autre filiation, plus idéologique, plus politique, entre le Paris renaissant et effervescent des deux après-guerre (les années 1920 et les années 1950) et les étudiants cambodgiens avides d’indépendance. Indépendant, Orengo l’est : il ne désigne pas de coupables, ne propose pas de leçon. La question coloniale et postcoloniale n’est pas assortie de réponses, pliée et présentée dans du papier-cadeau. Elle est située, prise dans la toile des contradictions qui font l’Histoire, distribuée entre les protagonistes du roman, certains changeants, d’autres obstinés jusqu’à la mort.
Orengo n’a pas choisi pour personnage principal Pol Pot. C’eût été plus immédiatement dramatique et plus sensationnel, quand on sait le sang que l’homme a sur les mains. L’écrivain est plus avisé et plus inventif, il suit le fil d’un alter ego imaginaire et appuie sur quelques points seulement du vrai tyran, comme son changement de patronyme. Est-ce pour asseoir son rôle de chef de guérilla qu’il abandonne le nom de Saloth Sâr ? Pas exactement : « Changer de nom est une des traditions khmères dont il goûtait toute la modernité dans leur lutte », explique Orengo. Un Khmer ne reçoit pas de nom lors de sa naissance mais plus tard, suivant la personnalité qu’il révèle, et après consultation de l’astrologue du village et du moine supérieur du wat. De Saloth Sâr à Pol Pot : la fusion entre la coutume, les croyances de l’enfance, la haine de la culture des Blancs et un marxisme très sommaire se joue là, dans ce changement de nom qui parfait le pouvoir de « Grand Frère aîné ».
À cette tradition onomastique, on peut juxtaposer une autre tradition khmère détournée et transformée en torture, celle des enfants-fumées, les kun krak. À l’origine, le rituel était réservé aux enfants mort-nés car il s’agissait « de réaliser un talisman à partir d’un fœtus ». Le romancier ne s’appesantit pas sur la violation de la coutume, mais, consciemment ou non, il introduit juste après un épisode qui met en scène un nouveau-né, la fille de Xa Prasith. C’est elle, Phalla, qui fera le lien entre le Kampuchéa démocratique et la France d’aujourd’hui puisqu’elle sera adoptée par un couple de chercheurs français.
On n’en dira pas plus sur l’intrigue car l’une des qualités de ces Jungles rouges est d’être un récit qui aime les lecteurs, les rebondissements et les retournements. Il faut le lire jusqu’à la fin pour voir qu’il penche vers le roman d’espionnage. Le livre distille de la cruauté, peu, quelques gouttes condensées. Quatre ou cinq pages en tout décrivent une violence sans limite, stupéfiante, à peine lisible, comme l’histoire des hommes en donne régulièrement l’exemple. Il y a du Bolaño chez Orengo : l’un et l’autre sont des romanciers qui ont assez de vision pour faire revivre ces poches de mal qui se déchaînent comme un feu, quels que soient la culture, le culte, la tradition, le lieu, le Mexique ou le Cambodge, au XXe ou au XXIe siècle. Orengo n’hésite pas à personnifier-réifier la figure du Haut-Parleur qui résonne dans les jungles du Kampuchéa rougeoyant et rend fous les hommes. « Il est le coryphée le scribe le poète l’orateur. Il est virtuose du double sens. Car c’est lui le maître des récits », écrit-il.
Là, au cœur du roman, dans un chapitre intitulé « Frère numéro O » et sous-titré « Quelque part au Cambodge, 1977 », l’écrivain livre au lecteur quelques éléments d’une réflexion sur le pouvoir de la parole, sur la magie de la répétition et de l’endoctrinement, sur les forges de l’enfer. Jamais, même quand son roman se déroule en 2016, plus d’une génération après, il ne parle de « génocide » ni de « crime contre l’humanité ». Les termes juridiques n’y sont pas. Le mot « mal » y figure à peine. Son point de vue n’est pas celui du juge, ni celui du moraliste, ni même celui de l’historien. Orengo, auteur de La fleur du capital, est homme et romancier.
C’est un amoureux de l’Asie, où il a longtemps séjourné. Il sait, il a vu, vécu, lu, comme Jean Douchy, un des personnages des Jungles rouges, galeriste et collectionneur d’art asiatique (un double que l’on retrouvera dans ses prochains romans, nous a confié l’écrivain qui a inventé le pays nommé Karmastan pour désigner son Asie). Jean Douchy est fasciné par la touffeur et les femmes d’Asie. Cliché ? Non, parce que cet attrait est entièrement repris à son compte par Orengo qui a les moyens de nous emmener ailleurs qu’au petit pays de l’exotisme. Il reprend sciemment les images, les photos, les mythes de l’Extrême-Orient, conscient que nul ne peut aborder l’Asie comme un continent pur. Il est comme les parents adoptifs de Phalla : il porte en lui ce territoire « par le songe et l’archive ». Il prolonge un rêve ancien, nourri par les mots des écrivains qui l’ont précédé.
C’est un des grands bonheurs du roman, un coup de maître d’Orengo : l’apparition de Marguerite Duras, si vraie, si fausse, si douée pour construire son propre personnage. Elle survient tard, au début de la troisième et dernière partie, chapitre « Les Roches Noires », sous-titre « Trouville-sur-Mer, juillet 1980 ». Son entrée en scène relance la machine et inaugure un volet apparemment plus proche de nous – apparemment, car les années 1980, époque où Duras écrivait pour Libération, semblent soudain très lointaines.
Orengo dresse un portrait grandiose de celle qui fut une adolescente sous-aimée, provinciale, rêvant de Paris et de réussite, chez qui le mépris était assez souple pour s’appliquer aux Jaunes et aux siens, les Blancs. De Marguerite Donnadieu-Duras, la coloniale, il rappelle l’impérialisme, les ambiguïtés politiques, le silence obstiné sur le destin sanglant de l’Indochine : il faut lire ces pages caressantes et féroces, pleines des impasses de l’amante. Il souligne sa prononciation si particulière, si précieuse, agaçante, sexuelle : « sa bouche s’humectait devant les noms de lieux ». Partagé entre l’admiration et un sourire voilé, il résume : « elle avait su transformer tout ça [l’aventure tropicale] en esthétique minimaliste chic ».
La remarque est d’autant plus frappante que la prose du romancier est à l’opposé, foisonnante, riche, brassant les adjectifs, les métaphores, les références érudites, les noms inconnus à l’oreille française, les acronymes de groupuscules politiques inquiétants. Pour autant, c’est une prose précise, justifiée. La phrase d’Orengo porte, elle a de l’audace, du courage, une folle intelligence. Au risque de donner des verges pour nous faire battre, ajoutons qu’elle possède une forme de virilité, de vis (vires, au pluriel), qui signifie force en latin. Elle fait avancer non seulement le récit, mais la connaissance de l’humain.
Jean-Noël Orengo ne craint pas d’affronter l’Histoire ni de mettre en scène les limites des démocraties occidentales et les victoires de la barbarie. Il ne console pas. Il ne materne pas le lecteur. L’innocence a peu de place dans son monde, dans le monde. « Il berçait un nouveau-né. » Nous sommes à mi-parcours des Jungles rouges. Phalla vient de naître, Phnom Penh a été envahi dans la nuit du 16 au 17 avril 1975 par les Khmers rouges. Xa Prasith est réfugié dans l’ambassade française avec son nourrisson. Il sait qu’il va être massacré. Il donne l’enfant à Maxime La Rochelle, chercheur de l’École française d’Extrême-Orient, et à sa femme, Marie. Ce n’est pas une nativité, à peine une scène. C’est une supplique, un réflexe de survie, un instant d’émotion cristalline. Voici la légende que propose l’écrivain : « Le contraste qu’elle [le bébé] formait avec la tragédie autour était si évident, si intolérable, qu’une honte universelle aurait dû saisir cette ambassade, et Phnom Penh, et le Cambodge, et l’Amérique, et la terre entière, et arrêter les événements. Mais il ne se passa rien. Il n’y avait rien à attendre de l’innocence sinon sa contemplation. »