Culpabilité fraternelle

Après La maladroite (2015), L’administrateur provisoire (2016) et Un funambule (2018), Alexandre Seurat poursuit dans Petit frère son travail d’écriture de la culpabilité, de la responsabilité et des secrets familiaux. Il se confronte dans ce dernier récit à la mort tragique d’un petit frère.


Alexandre Seurat, Petit frère. Le Rouergue, 167 p., 17,50 €


Petit frère d’Alexandre Seurat est un tissu intime de souvenirs, de bribes de temps passés et présents, de voix entremêlées, d’apparitions et de disparitions de fragments de corps entre des rais et des éclats d’ombres et de lumières. Composé de deux livres scindés en plusieurs courts chapitres marqués par des blancs et des vides, Petit frère incarne par sa forme d’ensemble, sa mise en page, comme sa typographie où se succèdent jusqu’à la fin caractères italiques et romains, la fragilité et le vacillement de son sujet. Brisé, menaçant toujours de disparaître, coupant court à toute discussion prolongée, le petit frère du narrateur apparaît dans toute sa fragilité.

Comme dans Un funambule, le récit précédent d’Alexandre Seurat que l’on pourrait (re)lire avec Petit frère, l’écriture forme l’espace intime du vacillement de la parole et des corps. Chaque phrase menace toujours de s’interrompre brutalement et chaque voix de laisser place à l’épaisseur du silence qui hante les deux frères, à l’image de ce moment où le petit frère du narrateur, sous l’emprise de la colère, a saccagé la chambre d’hôtel qu’ils partagent : « Je me revois allongé, là, figé dans mon silence. D’où venait cette paralysie surnaturelle, cette incapacité à faire le moindre geste, à rien dire à mon frère ? » La voix du narrateur, pudique, se mêle parfois, dans les mêmes phrases et sans ponctuation, à celle de son frère, toujours suspendue : « Ça va, car il disait toujours Ça va, bloc de mots qu’il vous laissait dans les bras, qu’on se débrouille avec, il n’avait rien demandé. Ça va mec, impeccable. »

Alexandre Seurat, Petit frère.

Alexandre Seurat © Tina Merandon

Les images de chute – saisissantes – scandent le récit : celle du petit frère plongeant peu à peu dans l’alcool, la drogue et les crises, devient peu à peu à celle du narrateur : « j’apprends que mon frère décroche. L’image d’un alpiniste qui dévisse ». Plus tard, rapportant un rêve dans lequel apparaît encore son petit frère, il écrit : « Et c’est comme si, en moi, quelque chose s’était décroché ». Si son petit frère chute au dehors, toujours « sur le point de basculer » dans le petit studio que ses parents lui offrent pour « couper le cordon », c’est peut-être avant tout en soi, au dedans de la voix et du corps du narrateur qu’il dérive et se précipite vers la mort. L’écriture présente ainsi la relation fusionnelle entre les deux frères, que pointe un jour du doigt une infirmière, mais qu’Alexandre Seurat, avec pudeur, se refuse à commenter davantage.

À travers ces phrases qui se coupent et se recoupent entre elles, ces désirs de parler et de (se) sauver impossibles à rassasier, Alexandre Seurat parvient à fuir le pathos dans lequel un tel récit aurait pu sombrer. Son écriture, comme décousue, rend visibles au contraire ces « coutures du monde [qui] craquaient les unes après les autres » et laisse ainsi entrevoir la perte des limites entre le narrateur et son frère, mais aussi entre nuit et jour, ou encore entre dehors et dedans alors qu’il lit les carnets laissés par son frère après sa mort : « La nuit est piquetée de points clairs, et ma peau est criblée de trous, par lesquels le vent s’engouffre, circule et coule un froid dévorant. » Dans l’angoisse fraternelle, la peau du narrateur se fait passoire, se laissant traverser par le passé et par les sensations les plus vives et les plus épidermiques, comme le souvenir des mains du petit frère, de « la peau sèche de sa joue » touchée la veille de sa disparition. Alexandre Seurat déploie un registre particulièrement riche pour décrire cette angoisse physique qui annihile les contours, qui tient et fragilise à la fois le narrateur jusqu’à la fin du récit : « Je voudrais m’emparer de tout, c’est un malaise – comme une nausée. Ça me descend dans le ventre comme dans mes rêves la nuit remue, la neige quand elle afflue par la fenêtre je n’arrive jamais à l’arrêter ».

Alexandre Seurat, Petit frère.

Il se joue, dans ces vacillements, ces coupures et ces basculements successifs où les limites s’estompent et où la violence éclate, la question de la place à trouver pour ces deux frères. « Cette place qu’il prenait, il prenait toute la place », pense-t-il le jour de son décès. Alexandre Seurat parvient à décrire un personnage à la fois fragile et fort. Les petites scènes qui se succèdent dans le premier livre de Petit frère, à travers lesquelles le narrateur cherche à remonter le fil pour tenter de comprendre l’origine de la dérive de son frère, laissent entrevoir un personnage complexe, qu’aucun commentaire psychologique ne vient jamais simplifier.

Alexandre Seurat pose une nouvelle fois dans Petit frère, après L’administrateur provisoire notamment, la question de la culpabilité au sein d’une famille habitée de silences. Ici, elle est celle d’un aîné vis-à-vis de son cadet alors que les parents, ce « eux » qui dans le récit forme un bloc à distance du « je » et du « il », abandonnent, coupables, le combat. La culpabilité du narrateur semble se réparer peu à peu dans ce récit où les mains des deux frères, souvent décrites dans leurs détails, « précéd[ant] le manque », se rejoignent dans l’écriture. La retranscription, voire l’incorporation, de fragments des carnets du petit frère au sein même du récit, l’entremêlement des quatre mains en somme, « mains ruisselantes de larmes », entre passé et présent, ouvrent un nouvel espace. Se dessine ainsi dans Petit frère une forme de corps pour deux particulièrement émouvante. L’un prend la place de l’autre, le grand et le petit soudain mêlés dans l’écriture, là où ce qu’ils ne pouvaient se dire au présent dialogue dans un décalage sensible de temps, de place et d’espace. Il n’est alors pas tout à fait surprenant de retrouver en exergue de chacun des deux livres de Petit frère l’ombre de Jacques Roubaud à travers les citations tirées des recueils ε et Quelque chose noir, de Roubaud évoquant lui aussi la place de l’absent après la disparition de son jeune frère, benjamin de la fratrie, et dont la voix résonne dans ce récit de toute sa puissance : « Tu es sauf dans la mort tu ne verras pas/ Moisir les jours, rompre la fête illusoire / L’amour s’abriter, fléchir la mémoire/ Le silence cerner de son court compas… »

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