Le figurant, roman de Didier Blonde paru l’an dernier, commençait dans un café de Montmartre. Mais cet endroit emblématique de la ville n’était pas le personnage principal, alors que dans Cafés, etc. il joue les premiers rôles. Avec le cimetière, que fréquente souvent l’auteur qui s’y mue en détective, le café est l’autre pôle d’une existence à la poursuite du romanesque. Quant au « etc. » du titre, il ouvre toutes les portes, que je pousse à mon tour.
Didier Blonde, Cafés, etc. Mercure de France, 128 p., 13 €
« J’entre dans un café comme dans un roman », écrit Didier Blonde en incipit, montrant que « chaque salle a son registre » et donc son atmosphère et ses personnages. Lui, posé en « vigie », observe les allées et venues, s’attache aux figures qui se succèdent, comme on lit ou regarde un feuilleton. L’amateur de Fantomas n’est pas loin, mais pas seulement. Cela dit, pour qu’un café soit un roman, il faut qu’il respecte un certain nombre de règles, et « trop de bruit, de lumière, de musique, de télévision, de soliloques au téléphone » l’empêche d’entrer ou de rester. De même, parmi les espaces qu’il décrit, on sent bien que le comptoir n’est pas son préféré. Là aussi trop de. Mais il reconnaît la magie de ce lieu, dont Claude Sautet a toujours su tirer parti dans ses films : il y a le comptoir, et il y a la salle, ses recoins, ses tables isolées.
Didier Blonde énumère les espaces, de la banquette – qu’il préfère aux sièges afin, comme Al Capone, de voir entrer les consommateurs ou les personnes qu’il attend – aux toilettes, « lieu clandestin ou mal famé », dont on demande à voix basse où elles se trouvent. Le romancier s’attache aux détails. Ainsi du ticket de caisse, « la feuille volante d’un agenda du temps perdu ». Il a des accents de poète, vantant le verre d’eau : « C’est un petit miracle quotidien, à portée de main ». Il n’aime guère le thé mais il est sensible au décorum et aux petits soins dont on fait preuve dans les salons de thé. Il s’y rend avec une femme, une de celles qu’il ne nomme jamais mais qui rappellent que le café est le lieu de la conversation, du souvenir, et des hasards. Dans la dernière partie du livre, il évoque ces passantes, présences éphémères, anonymes, ou revenues du passé, avec qui il aura un échange, ou pas.
Contrairement au thé, le café, cette « vanité », a ses faveurs : « Je m’anéantis dans sa contemplation ». Je me rappelle alors ce qu’en écrit la mère du narrateur dans L’appât, de David Albahari, expliquant que le marc contient l’avenir, et que « celui qui boit du café sans dépôt existe seulement au présent », oubliant, « avec ce dépôt, l’union de tous les segments du temps ». Bien que nous ne buvions guère de café turc, nous comprenons.
Évoquer les cafés, dont on trouvera la liste et les adresses en annexe, c’est inévitablement parler des écrivains et de leurs personnages, Maigret, par exemple. Il y a d’abord celles et ceux, qui, tels Nathalie Sarraute, Georges Haldas ou Bernanos, ont besoin de la rumeur de ce lieu pour écrire. Didier Blonde vient y prendre les idées comme elles passent. À l’improviste. Il aborde l’endroit comme « un laboratoire, le lieu du vide – où tout peut commencer ». C’est pourquoi le vers d’Aragon cité en épigraphe, parodie ou pastiche de Racine, lui convient. Il regarde, il écoute, se fait « greffier de l’éphémère ». Ce qui justifie la forme fragmentaire de ce livre, écrit par touches, présenté comme un inventaire, ou une série d’instantanés.
Au café, on a moins la notion du temps. On peut même la perdre, comme on le ressent en regardant La prune ou L’absinthe de Manet. Chantal Thomas parle du « vertige du temps pour rien ». Mais si le café est le lieu d’une vacance, d’un ennui, un lieu « pour être là », c’est aussi celui des scènes, entendues ou vues, imaginées parfois, à partir d’un rien, de bribes. Didier Blonde a perdu beaucoup d’objets dans les cafés. Il les énumère, et raconte quelques histoires d’objets, comme ce portefeuille qui provoqua une dispute et une séparation entre les membres de Dada, en 1923. Comme la tombe, l’objet trouvé raconte une vie, par métonymie.
Didier Blonde écoute aussi, et cela donne quelques ébauches que le lecteur savoure. Il parle de la chorégraphie à laquelle se livre une serveuse, et rappelle que l’enfance de Pina Bausch, créatrice de Café Müller, s’est déroulée sous les tables d’un café, pendant les bombardements alliés sur l’Allemagne, et qu’elle a passé son temps à rechercher et à restituer les émotions de ce temps.
Et puisque l’on parle de scènes, n’oublions pas qu’on se sépare dans les cafés comme on s’y retrouve, que les ruptures comme les moments amoureux y sont à la fois offerts ou montrés aux autres consommateurs, et cachés. Le café est « le lieu du crime », écrit l’auteur, rappelant la mort de Casagemas, l’ami et le double de Picasso, ou la séquence finale de La peau douce, de Truffaut, inspirée d’un fait divers authentique.
Didier Blonde aime cet univers urbain et sauvage, qui hante aussi Modiano, dont il nomme les cafés si présents dans les romans. On croise chez l’auteur de Cafés, etc. une Domino, des Véra, Lola ou Natacha qui se reposent au comptoir du Sans Souci, en face du Tabarin, à Pigalle. C’est un monde en noir et blanc, comme celui des films de la Nouvelle Vague, et qui ne connaît pas le dialogue entre Anna Karina et Brice Parain dans Vivre sa vie aura la chance de le voir et de l’entendre, je l’espère. C’est plus difficile pour La Maman et la Putain, dont Didier Blonde cite des passages du dialogue ; mais voir ou revoir ce merveilleux film de Jean Eustache, c’est entendre les cafés.
Didier Blonde rêve d’un livre qu’il écrirait : Le Paris-Rome, roman. Tout s’y déroulerait dans un même café : unité de lieu et unité de temps. Ce serait « un roman immobile, où il ne se passerait rien, que la vie, en morceaux. Une sorte de journal de bord de l’inaperçu et de l’insaisissable » .
Avec l’ironie tendre qui le caractérise, Didier Blonde imagine pour ce roman un immense succès. On le lui souhaite. On ira boire un verre à la santé de l’auteur, dans l’un des cafés qu’il affectionne.