« Il n’y a plus de Pyrénées. » Il fallait être un monarque absolu pour prétendre, par un mariage et des traités, faire disparaître cette redoutable barrière géologique entre l’Espagne et la France. Loin d’être dépourvues d’existence, loin de se résumer à un simple panorama (tel qu’il se déploie à Pau depuis le boulevard éponyme), les Pyrénées ont été et sont pour beaucoup synonyme d’épreuve, d’effort, d’endurance, qu’il s’agisse des pèlerins de Saint-Jacques-de-Compostelle qui franchissent enfin les « ports » de la tradition, des cyclistes légendaires des grands cols (le Tourmalet, l’Aubisque…), des bergers basques passeurs en tout genre, des randonneurs qui vont de Collioure à Hendaye par le GR 10, jadis enfin des républicains espagnols cherchant refuge en France.
Martin de la Soudière, Arpenter le paysage. Poètes, géographes et montagnards. Anamosa, 383 p., 24 €
Martin de la Soudière, ethnologue de profession et géographe à ses heures, se rappelle, dans un livre un peu fourre-tout de réminiscences, de lectures et de vagabondages, attachant pour cela, les progressives étapes de sa propre conquête de la montagne pyrénéenne, depuis ses randonnées adolescentes avec ses frères, qui évoquent plutôt le Club des cinq, jusqu’aux escalades plus techniques, incursions calculées dans un monde hostile (et pas à cause des ours…).
Elles furent pour l’adolescent une véritable initiation, la révélation de Pyrénées « inaugurales », le lieu d’un rude apprentissage qui le conduisit plus tard à privilégier dans ses études d’ethnologie les terres austères de la moyenne montagne, l’Aubrac, les Causses, la Margeride, etc. Haute montagne, moyenne montagne : dans les deux cas, ce sont des « tiers-espaces » peu accueillants, dit Martin de la Soudière, des lieux à la fois proches et lointains, des « môles d’altérité » et des « môles d’adversité », qui résistent en même temps qu’ils attirent. D’un côté, les rochers, la verticalité, le vertige, la crainte de s’égarer ; de l’autre, l’isolement, les plateaux ventés, la neige en tourmente. Des paysages.
Les géographes ont bien de la chance. Ils peuvent encore, alors même qu’ils sont devenus adultes, dessiner des cartes léchées dans leurs « carnets de lieux » et librement « arpenter » la nature, pour reprendre l’expression de Martin de la Soudière. En pratiquant la « lecture » des paysages – terme significatif, révélateur d’une méthode et d’une ambition –, ils perçoivent ce que les autres, nous-mêmes ne voyons pas, et semblent avoir avec le temps un rapport presque apaisé.
Qu’est-ce qu’un paysage ? La notion est problématique, et Martin de la Soudière nous montre au moins comment « entrer en paysage », il énumère les moyens modestes (le chemin de fer en TER… ou l’âne…), les techniques (« dessiner pour mieux voir »), les connaissances (de géologie ou de botanique) qui peuvent aider à comprendre et, pourquoi pas, à aimer un lieu ingrat. Mais s’installer dans un paysage n’a rien de contemplatif, et ne peut avoir de sens que si l’on prend en compte aussi la dimension paysanne et rurale du travail qui l’a façonné, la présence de l’être humain. Raison pour laquelle Martin de la Soudière a choisi la voie (humaine) de l’ethnologie plutôt que celle de la géographie. Mais les deux approches se mêlent.
Aujourd’hui, certes, les géographes sérieux parlent plus volontiers de zones, de populations, de flux et de structures, conformément à l’artificialisation de l’espace. Leur objet a changé. Mais il est permis au profane de revenir de temps en temps à cette étymologie qui fait de la « géographie » une manière d’« écrire la terre », et donc une affaire d’écrivain. C’est la grande leçon de Vidal de La Blache, « le père de la géographie de la France », qui a couvert dans ses carnets presque toute l’étendue du pays, avec un exceptionnel talent d’écriture.
Le paradoxe est là : le paysage ne se découvre qu’au prix d’un effort continu, physique, au gré des saisons, il doit se laisser « arpenter » (autrement dit, parcourir sans cesse en revenant sur les mêmes chemins…), et c’est pourquoi les Pyrénées ont été pour l’enfant que fut Martin de la Soudière une extraordinaire médiation. Mais ce livre est aussi et d’abord une invitation à la lecture des écrivains du voyage, non ceux qui écrivent pour voyager et raconter leurs épreuves, mais ceux pour qui l’écriture est en définitive plus importante, plus précieuse que le déplacement dans l’espace. Il accorde ainsi une place éminente à Fernando Pessoa qui, à sa manière discrète, a si longtemps « arpenté » les rues de Lisbonne et pour qui « voir, c’est avoir vu ».
Étrange livre donc, qui commence par l’éloge de l’effort, de l’aventure, des rudes sentiers, et qui s’épanouit en guide des vrais écrivains du voyage. Ce sont des écrivains au fond sédentaires qui ont entre eux des affinités, une « connivence » dit l’auteur, et qui savent arpenter, déambuler et flâner, au lieu de « randonner », de courir « à randon », c’est-à-dire à toute allure. C’est Pierre Sansot qui nous apprend à aimer les lieux et les « gens de peu », c’est Philippe Jaccottet parcourant l’hiver les « collines » de la Drôme ; c’est Jean Giono dans sa Provence rêvée, c’est Gilles Lapouge considérant le monde à revers, c’est André Dhôtel à la cueillette des champignons dans son « Ardenne », c’est Robert Louis Stevenson soumis aux caprices de son âne Modestine. C’est, par excellence, Julien Gracq, voyageur casanier, professoral et surréaliste, amoureux des confins, des lisières, des « espaces prémonitoires », qui suit les « eaux étroites » de l’Èvre jusqu’à Saint-Florent-le-Vieil.
Revenons aux Pyrénées, et à la difficulté de les franchir, et notamment à cette nuit de septembre 1940 qui vit le philosophe allemand Walter Benjamin – grand « flâneur » dans le « paysage urbain » des passages de Paris – tenter de franchir la frontière espagnole en traînant, dit-on, une valise pleine de manuscrits, dans un ultime effort qu’il devinait vain pour échapper aux nazis et, redoutant d’être refoulé, se suicider à Port-Bou.
Une association de Banyuls, « Walter Benjamin sans frontières », associée à une autre de Port-Bou (appelée naturellement « Passatges » en catalan), perpétue la mémoire de ce geste tragique. Elle décerne chaque année en juin un prix spécial qui va cette année à l’édition des œuvres complètes de Walter Benjamin en cours chez Klincksieck ; un premier volume de Critiques et recensions a paru et ce prix 2019 est conçu comme une manière d’encourager une entreprise hardie d’édition.