On est à l’automne 1941. L’armée allemande engagée en Afrique du Nord progresse au Moyen-Orient. Hitler a déclenché l’opération Barbarossa qui ouvre le front de l’Est. C’est alors que les autorités de Berlin entreprennent de faire de l’islam un instrument de leur guerre. On croyait tout savoir de l’Allemagne nazie. L’historien David Motadel nous montre qu’il n’en est rien. Il a réussi, à force de recherches minutieuses, à reconstituer l’histoire de ces relations très particulières du Troisième Reich avec l’islam.
David Motadel, Les musulmans et la machine de guerre nazie. Trad. de l’anglais par Charlotte Nordmann et Marie Hermann. Préface de Christian Ingrao. La Découverte, 440 p., 25 €
Les musulmans et la machine de guerre nazie, d’une extrême richesse, à la fois pédagogique et érudit, car il s’appuie sur un très grand nombre de sources éparpillées à travers l’Europe et jusqu’en Iran et aux États-Unis, éclaire d’un jour nouveau le rapport que l’« Occident » sous ses différentes figures entretient depuis le XIXe siècle avec l’islam. L’Allemagne nazie s’est efforcée d’instrumentaliser l’islam. La Prusse avait déjà tenté de le faire avant et pendant la Première Guerre mondiale. Les États-Unis adopteront la même stratégie durant la guerre froide. L’échec sera patent à chaque fois. Comme le font tous les grands livres d’histoire, l’ouvrage de David Motadel transforme notre regard sur l’actualité.
Pour le régime nazi, c’est bien la foi musulmane qu’il s’agit de mobiliser, et pas seulement les musulmans. Les musulmans, ou plutôt les « mahométans » comme on dit alors, seront mobilisés en tant que croyants. Les orientalistes avaient popularisé l’idée que l’islam, perçu comme une essence anhistorique, constituait une « entité ontologique et intrinsèquement politique ». Cette confusion supposée du religieux et du politique faisait de l’islam, aux yeux des responsables nazis, une force politique importante, s’opposant à l’Occident qui adhérait de son côté à l’idée jugée décadente de la religion comme affaire privée. Cette religion aurait eu comme dogme, selon Hitler cité par Albert Speer, de « propager la foi par l’épée et lui soumettre tous les peuples ». L’élite nazie, à commencer par Hitler et Himmler, en parlait fréquemment comme d’une « foi puissante, masculine, et martiale » régie par de stricts rapports d’autorité. « Les impératifs de l’islam auxquels les musulmans étaient supposés obéir, semblaient fournir un fondement idéal pour la légitimation du pouvoir et de l’autorité. »
La tâche semble d’autant plus aisée qu’est en train de s’imposer, chez les musulmans comme chez les non-musulmans, l’idée d’un monde musulman, quand bien même la réalité est celle d’une diversité de pratiques religieuses dans des sociétés elles-mêmes extrêmement diverses, divisées, et prises dans des histoires jamais semblables. Cette conviction est au fondement du panislamisme, de l’illusion d’une unification politique sur la base d’une religion envisagée à la manière du catholicisme : une et hiérarchisée. Dès les débuts du XIXe siècle, le panislamisme n’est pas considéré par les Allemands comme une menace mais comme une opportunité dans leur rivalité puis dans leurs conflits armés avec la France, la Grande-Bretagne, et la Russie (puis l’URSS). Avant même le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, les experts politiques allemands se sont intéressés de très près à toutes les formes de résistance et de révolte anticoloniales menées au nom de l’islam dans les différents empires européens. Amin Al-Husseini, nommé grand mufti de Jérusalem par les Britanniques auxquels il s’est ensuite vigoureusement opposé avant de se rallier en 1941 à l’Allemagne nazie, en est la figure la plus emblématique et sans doute la plus contestée. Les dignitaires nazis savaient aussi qu’en dépit des tentatives de bolcheviques musulmans comme Sultan Galiev de promouvoir un « islam soviétique », les musulmans, depuis les lois sur la religion promulguées en 1929, souffraient, sous Staline, « des pires persécutions qu’ils aient jamais connues ».
La Wehrmacht et plus encore la SS voyaient dans les musulmans persécutés ou en révolte des alliés potentiellement utiles. L’islam devenait pour leurs dirigeants le dénominateur commun permettant de mobiliser des populations entières contre les Alliés. Un bon nombre de responsables nazis vont adhérer à la thèse du panislamisme. L’officier vétéran de la SS, Emil Herrmann, responsable de l’organisation politique et militaire des troupes musulmanes de l’Est, dans un mémorandum intitulé « Mobilisation de l’islam », en appelait ainsi, en février 1944, au « rassemblement des mahométans en Espagne, en France, en Italie, en Grèce, en Roumanie, en Bulgarie, en Albanie et en Croatie », tous pays dans l’orbite de la SS. Gottlob Berger, haut dignitaire SS, ainsi que Himmler souhaitaient intégrer dans cet ensemble les Tatars de Crimée, les musulmans du pourtour de la Baltique, ceux d’Afrique, d’Asie du Sud et du Moyen-Orient.
Cette politique d’instrumentalisation de l’islam va être mise en œuvre à partir de l’été 1941, quand, après l’invasion de l’Union soviétique, le commandement militaire envisage de progresser depuis l’Afrique du Nord jusqu’au Moyen-Orient, avec l’intention d’établir une jonction avec les troupes allemandes venant du Caucase. La guerre européenne s’était muée en guerre mondiale et, à partir de 1942 avec la défaite à Moscou et l’entrée des Américains dans la guerre, les territoires musulmans étaient devenus des zones de combat où il fallait gagner l’adhésion des populations.
Pour y parvenir, des méthodes analogues vont être employées en Afrique du Nord, sur le front de l’Est, et dans les Balkans, mais avec un succès très inégal. L’effort de propagande est considérable. Les supports varient selon les cibles. Brochures, tracts, émissions de radios, publications en tous genres. Le ministère des Affaires étrangères fait ainsi distribuer, dans les zones de guerre d’Afrique du Nord, du sucre en morceaux enveloppé dans du papier sur lequel on peut lire : « avec l’aide de Dieu, la victoire de l’Allemagne est certaine ». Radio Berlin diffuse des programmes en arabe standard qui débutent par une récitation du Coran et incitent les auditeurs à la violence.
Les messages véhiculés sont autant de variations autour du même thème : la haine des juifs, qu’il s’agit d’inscrire dans un cadre religieux en défendant l’idée, jusqu’alors inconnue dans le monde musulman moderne, d’une hostilité historique entre islam et judaïsme et donc d’objectifs communs au régime nazi et aux musulmans. Accueillant en janvier 1944 un groupe de commandants militaires musulmans venus de Bosnie, Heinrich Himmler proclamait : « Dieu – vous dites Allah, mais ce n’est qu’une différence d’appellation – a envoyé le führer pour qu’il libère l’Europe puis le monde entier des juifs ». Allemands et musulmans étaient donc supposés avoir les mêmes ennemis : les bolcheviques, l’Angleterre, l’Amérique, « tous menés par les juifs ». Le présentateur arabe de Radio Berlin était plus explicite encore : « Tuez les juifs avant qu’ils ne vous tuent ». La propagande destinée aux soldats musulmans enrôlés dans l’armée reprit ce même discours, agrémenté de l’appel à la guerre sainte.
Parallèlement, des mesures sont prises sur les différents fronts, dans les camps de prisonniers, dans les régions occupées, pour apprendre aux soldats à respecter les sentiments religieux de la population musulmane. David Motadel en livre un compte rendu détaillé, qu’il s’agisse de la réouverture de mosquées, de la réintroduction, dans les Balkans, de l’instruction religieuse, des fêtes et des jours fériés de l’islam, ou de l’abattage rituel. Mais tout ceci doit se faire sous le contrôle de la Wehrmacht et surtout de la SS. Berlin a recours à quelques figures religieuses majeures, comme Amin Al-Husseini, Jakub Szynkiewicz – nommé grand mufti de Pologne (la Pologne englobant alors la Lituanie) – ou Mohammed Pandza. Quand des personnalités religieuses ou des imams ne paraissent pas fiables, ils sont démis de leurs fonctions.
Les occupants allemands, en créant des conseils religieux, entreprennent aussi d’institutionnaliser l’islam au service du Troisième Reich. À Kislovodsk, petite ville du nord du Caucase où naquit Soljenitsyne, l’armée allemande organisa ainsi en 1942 une grande célébration de la fin du Ramadan, de façon à marquer la rupture avec la domination soviétique et à se présenter comme la libératrice des peuples musulmans des montagnes. La ville était décorée avec des symboles musulmans. Sur la tribune d’honneur, raconte David Motadel, on avait déposé un gigantesque Coran de papier mâché, au-dessus duquel trônait un énorme aigle du Reich en bois, arborant la swastika.
Ce pragmatisme stratégique va cependant se heurter à de multiples obstacles. Le premier, le plus évident, est l’idéologie. Comment concilier, en effet, la thèse exprimée dans Mein Kampf d’une infériorité raciale des peuples non européens, particulièrement des Arabes et des Indiens, avec la réhabilitation de l’islam et la volonté de gagner l’appui des musulmans partout où ils se trouvaient ? En premier lieu, en abandonnant la notion de « sémite » (supposée englober les Arabes et les Juifs) et par extension celle d’antisémitisme. Début 1942, le département « Action antisémite », au sein du ministère de la Propagande, fut renommé « Action antijuive ». Des directives allant dans le même sens se multiplieront tout au long de la guerre. Les Arabes sont désormais officiellement reconnus comme « appartenant à une race de grande valeur » et l’islam comme une religion compatible avec le nazisme.
Sur le terrain, les choses vont se révéler nettement plus compliquées du fait, d’abord, de la méconnaissance de l’islam et de la réalité des populations par les Allemands stupéfaits quand, en Crimée, ils sont confrontés aux nombreux Rroms musulmans dont un grand nombre furent assassinés, et surtout de la proximité de certaines de ses pratiques avec celles du judaïsme. Du fait de l’ignorance que les musulmans, comme les juifs, pratiquent la circoncision, des centaines de musulmans de l’Est furent fusillés ou « envoyés en traitement spécial », au motif qu’ils étaient circoncis, et donc supposés être juifs. Il fallait donc trouver d’autres façons de distinguer les musulmans des juifs. Pour certaines populations turcophones du Caucase ou de la Crimée comme les Karaïtes, les Krymchaks et les Tats, cela paraissait indémêlable. L’abattage rituel va également poser problème. En 1933, la pratique en avait été interdite dans le cadre de la persécution des juifs et au nom de « la loi pour la protection des animaux ». En 1940, au cours de la bataille de France, la propagande allemande avait fait circuler « des photographies atroces de prisonniers de guerre musulmans se livrant au sacrifice rituel, afin de les faire apparaître comme des sauvages assoiffés de sang ». La « loi pour la protection des animaux » dut être totalement suspendue en février 1944, mais seulement pour les soldats musulmans de l’armée allemande.
Ces mesures ne vont cependant pas suffire à assurer le succès de la politique d’instrumentalisation de l’islam décidée par les responsables nazis. Les raisons de cet échec sont multiples. Dans leur campagne d’unification des musulmans sous l’égide du Troisième Reich, les Allemands ont été aveugles et sourds à toutes les revendications nationales portées par les peuples des différentes régions et n’ont pas compris que ceux qu’ils croyaient manipuler faisaient eux aussi preuve de pragmatisme et poursuivaient leurs propres objectifs. Quant aux Alliés, Union soviétique comprise, ils ne tardèrent pas à chercher eux aussi à obtenir l’appui des musulmans ou au moins leur neutralité. Ils y parvinrent d’autant plus facilement que les changements opérés dans l’idéologie nazie n’étaient pas parvenus à la troupe. Les exactions envers les populations musulmanes des zones occupées étaient nombreuses, et le racisme envers les soldats musulmans enrôlés de gré ou de force dans l’armée allemande chose courante. Ainsi, un lieutenant du Caucase en visite à Vienne avec quelques camarades racontait avoir été expulsé du tramway, « après qu’un membre de la SS eut déclaré au conducteur qu’il ne monterait dans le wagon que lorsque les bestiaux (Viehzeug) l’auraient quitté ».
En fin de compte, la campagne de mobilisation de l’islam menée par l’Allemagne fut aussi courte qu’improvisée. Elle peut être considérée, écrit David Motadel en conclusion de sa superbe étude, « comme un épisode de la longue histoire de l’instrumentalisation stratégique de l’islam par les grandes puissances (non musulmanes) au cours de l’ère moderne ». En Allemagne, comme quelques années plus tard aux États-Unis, les orientalistes et les experts y jouent un rôle majeur. David Motadel ne se pose pas en expert, mais en véritable historien qui n’hésite jamais à mettre en évidence les contradictions et les complexités d’un régime nazi trop souvent réduit à quelques idées acquises et dont on pensait que tous les aspects étaient connus. Son livre est donc aussi un apport considérable à l’histoire de l’Allemagne.