L’ère de la consumation

L’homme qui brûle tourne en rond, autour d’un vide : l’existence de Luc Jardie et son époque. Les gesticulations de ce roman cabotin, répétitif, ne sont pas loin de provoquer l’agacement et la lassitude. Il se fait plus pertinent à ses périphéries, dans les détails de son paysage, son atmosphère générale. Le narrateur s’agite dans une France contemporaine plongée dans le terrorisme et la crise écologique. Plutôt que l’enquête et la description, Alban Lefranc a choisi l’anticipation et l’humour.


Alban Lefranc, L’homme qui brûle. Rivages, 250 p., 19,90 €


Après La guerre des pauvres d’Éric Vuillard (Actes Sud), voici un deuxième roman français de 2019 prenant pour sujet Thomas Münzer, prédicateur protestant à l’initiative de soulèvements populaires dans l’Allemagne du XVIe siècle. À la différence du premier, qui en faisait un énième thème pour broder une écriture de l’histoire tombant à pic sur l’actualité française des Gilets jaunes, L’homme qui brûle insère ce motif dans la trame d’une existence personnelle et le conglomérat foutraque de ses fantasmes. Pour Luc Jardie – nom emprunté au personnage joué par Paul Meurisse dans L’armée des ombres de Jean-Pierre Melville –, ce n’est qu’une figure obsessionnelle parmi tant d’autres : les stars du porno californien, une jeune femme rencontrée à la gare de Montluçon, sa mère, son colocataire, son meilleur ami d’enfance, Alain Delon dans Le Samouraï, du même Melville… et, donc, Thomas Münzer, sur lequel il poursuit, enfermé dans les bibliothèques parisiennes, un projet de livre n’ayant d’autre titre que « Le Projet », censé faire tenir le tout.

Ce type doucement drôle, ruminant son enfance provinciale et son complexe œdipien à gros traits, a en commun avec d’autres tristes sires du moment (ceux de Michel Houellebecq, entre autres) à la fois l’occupation de son quotidien par la pornographie, un désintérêt total pour l’histoire et les liens sociaux et politiques, et la référence facile. Son récit, parfois réduit à des SMS et autres hashtags, abuse de noms propres qui nous engloutissent dans un monde même plus éphémère mais accessoire, et nous font penser avec lui : « Tout me semble raté et dérisoire, tout à coup ». Vieil adolescent fantasque et illuminé, égaré dans son époque, Luc Jardie peut aussi faire écho au Jean Deichel de Yannick Haenel, avec lequel il partage la recherche éperdue de l’aventure intérieure, le goût de l’ivresse, ou encore le compagnonnage des textes (ici, la traduction de la Bible par Henri Meschonnic). Mais quand il multiplie les commentaires de films pornos et les clins d’œil au milieu littéraire qui ne feront sourire que les happy few – et encore –, on ne sait plus trop où il va.

Alban Lefranc, L’homme qui brûle

Alban Lefranc © Tina Merandon

D’ailleurs, on ne sait jamais où va Luc Jardie. Le lecteur peut se prendre d’affection pour ce sympathique contemporain à la dérive, mais ce qui aurait pu compléter son charme devient souvent l’écueil du roman, qui accumule des débuts de scènes, des bribes de réflexion, des commencements d’intrigue sans prendre la peine de les poursuivre, s’affalant sur le seuil de sa propre histoire dans un « à quoi bon ? » fatigué. Dans un passage plus méditatif, quand le narrateur remarque que « la parole confisquée » jaillit de la bouche d’une mendiante, il affirme qu’il la traduit, sans nous offrir le fruit de son écoute.

Cette position passive de consommateur d’images, pas même observatrice, est celle qu’il adopte à la fois avec les femmes et face aux événements de son temps. Les attentats et les restrictions des libertés se succèdent, dans une vaste guerre mondiale qui vient de raser la ville de Saint-Lô. « Je bois mon café dans le café désert. Ce matin, je n’ai encore vu aucun militaire dans les rues. Des explosions retentissent au loin, à Belleville ou au Père-Lachaise, des combats sporadiques. Il me semble avoir lu quelque chose à ce propos récemment. » Tout en passant les checkpoints militaires, les contrôles d’identité à puce, parmi les snipers embusqués et les ruines, Luc Jardie, qui n’a plus grand-chose à voir avec son homonyme résistant, continue son quotidien, auquel il tente mollement d’instiller un peu d’intensité. Alors même qu’il est témoin d’une arrestation, et que des militaires lui rient au nez, sa résistance à l’oppression demeure au conditionnel : « hurler de toutes mes forces serait de mon ressort […] qui peut espérer résister ? ».

Alban Lefranc, L’homme qui brûle

Thomas Münzer

La guerre ne semble constituer qu’un vague décor, traité avec le même flegme indifférent que la perspective du « désastre de tous les désastres ». Alban Lefranc ne détaille pas cette catastrophe qui pointera son nez d’ici deux ou trois ans. Le contexte est néanmoins suffisant pour y entendre les angoisses politiques et climatiques contemporaines : L’homme qui brûle, c’est aussi le monde en train de se consumer. « Nous ne vivons plus dans une époque mais dans un délai », dit Luc Jardie, mais cette donnée n’est pas forcément une métaphore pour lui : il s’est simplement mis à calculer scrupuleusement le temps de ses trajets.

En reliant dans le même paysage romanesque les productions médiatiques, les techniques de gouvernement et l’épuisement des ressources, le vide éthique et le vide politique, Alban Lefranc montre la continuité d’un système produisant une aliénation confortable –  car, qu’on ne s’inquiète pas trop, il y aura toujours plus dominé que ce mâle blanc en perte de répères affectifs et idéologiques. Avec un personnage qui n’a de son être propre qu’un très vague souvenir, et qui par conséquent se trouve bien mal parti pour se déplacer au-delà de l’itinéraire de son jogging, le romancier fait du monde extérieur, et a fortiori de la fin de ce dernier, l’objet d’une incompréhension totale, à laquelle nul n’est en mesure, pour le moment, de répondre par des actes. De notre époque, sans esprit de sérieux, il ne reprend pas le mot éculé de « crise », ni les discours apocalyptiques, ni les appels militants, dont il déjoue les pièges avec humour. On peut en effet se demander s’il est efficace, ou orthodoxe, de répondre à la violence de l’histoire par la lecture de Hermann Broch.

L’homme qui brûle se révèle dès lors plus réussi dans les marges que dans le cœur de son récit. Le seul temps que ce roman semble en mesure de raconter se présente sous la forme du compte à rebours. Alban Lefranc situe cette nouvelle représentation dans l’espace réduit de nos vies. Il le raconte à l’échelle d’un homme témoin de sa propre extinction, ne sachant que faire de sa crise.

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