Dans la noirceur

Elle s’est approchée de la noirceur, elle l’a étreinte, elle y est entrée. Elle, c’est une adolescente nigériane faisant partie des lycéennes kidnappées par Boko Haram en 2014, personnage principal de Girl d’Edna O’Brien


Edna O’Brien, Girl. Trad. de l’anglais (Irlande) par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat. Sabine Wespieser, 250 p., 21 €


Le roman d’Edna O’Brien s’ouvre sur une scène qui révèle toute l’atrocité de ce qui a eu lieu : le début n’est qu’un cri, une confession violente où la jeune fille dit en quelques mots l’effroi et la barbarie qui ont fait irruption dans sa vie depuis que des djihadistes armés sont entrés dans son école et l’ont enlevée, en même temps que ses amies de classe : « J’étais une fille autrefois, c’est fini. Je pue. Couverte de croûtes de sang, mon pagne en lambeaux. Les entrailles, un bourbier. » Violées, mariées de force, ces adolescentes, prisonnières dans un camp, découvrent la réalité de la sauvagerie, vivant, de plus, dans l’angoisse de tomber enceintes. Celle qui était autrefois une fille fait, presque à la façon d’une égarée, le récit de son calvaire, le seul espoir auquel elle s’accroche est de sauver l’enfant qu’elle a eue pendant sa captivité. Avec « Babby », elle va tout tenter pour s’évader. Mais il n’y aura pas de fête du retour au bercail, la flétrissure la marquera à jamais.

Edna O’Brien, qui a toujours écrit à la manière d’une guerrière usant de ses mots comme autant de moyens lui permettant de se désentraver, compose une nouvelle fois une leçon des ténèbres où l’apprentissage de la liberté et la conquête de soi à travers le refus de l’emprise de certains prédateurs disent le rejet d’une forme d’asservissement que la bonne société fait peser sur les « créatures » jugées trop affranchies.

Dans Les petites chaises rouges, remarquablement traduit, comme Girl,  par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, Edna O’Brien évoque avec maestria la guerre dans l’ex-Yougoslavie et met en scène un guérisseur venu du Monténégro qui exercera un terrible ascendant sur une jeune femme,  jusqu’au jour où ce fascinant personnage se révélera un criminel coupable de purification ethnique. Edna O’Brien se remémore alors Au cœur des ténèbres et le dernier mot de Kurtz : « L’horreur ! L’horreur ! »

Edna O’Brien, Girl

Edna O’Brien © Murdo MacLeod

C’est donc l’horreur le vrai visage de l’humanité, l’horreur mêlée à l’hypocrisie. Les livres d’Edna O’Brien exaltent les figures féminines qui luttent de toutes leurs forces pour n’être ni une mater dolorosa ni une prisonnière des idées reçues ni une victime toute désignée de la violence des hommes. La lecture de ses volumineux mémoires, Fille de la campagne, est à cet égard aussi instructive que revigorante : Edna O’Brien y parle de sa naissance dans l’ouest de l’Irlande – elle s’en souvient comme d’une terre où la pudibonderie et le rigorisme règnent en maître, au point qu’elle n’hésite pas à reprendre à son compte la fameuse affirmation de Joyce selon laquelle l’Irlande est une truie qui dévore sa portée, au point qu’elle bâtit un autre de ses livres, Crépuscule irlandais, autour de l’ambivalence de l’amour maternel et l’ambivalence de l’amour de la terre natale, montrant une mère souffrante qui guette, sur un lit d’hôpital, la visite de sa fille, à ses yeux impardonnable d’être une romancière et une romancière partie de la maison familiale pour vivre sa vie.

Edna O’Brien parle aussi dans ses mémoires de son passage au couvent (où les « petites recrues pour le ciel » apprennent à s’immuniser contre les passions et à se mortifier de toutes les façons), de ses quatre années d’études de pharmacie  (« me formant, dit-elle, à une profession qui n’était pas celle que j’avais choisie, mais j’étais convaincue qu’un jour je rencontrerais des poètes et qu’un jour je serais admise dans le monde des lettres »). Son mariage lui donnera l’occasion, comme à la Nora d’Ibsen, de s’échapper de la maison de poupée. Elle commence à écrire des livres qui offusquent les siens, à tel point qu’elle sera jugée par une organisation culturelle lors d’une réunion publique. Il lui est reproché d’avoir mené une vie de péché. Edna O’Brien se délivrera de tous ces jougs. Elle continuera à écrire des romans jugés scandaleux (le mystère de l’écriture, dit-elle, est qu’elle « sourd des afflictions, des passages à vide, quand le cœur est arraché »). Elle continuera à narguer ceux qui l’ont clouée au pilori. Elle n’a cure du qu’en-dira-t-on, passant une nuit avec Robert Mitchum, goûtant au LSD avec Ronald Laing, séduisant Günter Grass. Elle compte aussi dans son cercle d’amis Marianne Faithfull, Roger Vadim et Jane Fonda.

Il est parfois difficile d’imaginer l’Edna O’Brien fréquentant Paul McCartney dans la peau de l’intraitable romancière écrivant Girl. Elle-même avoue avoir deux moi conflictuels, ce qu’elle attribue au fait d’avoir eu deux grands-mères si contraires : « lady pour l’une, paysanne pour l’autre ». De la même façon, l’auteur de Girl, qui fouille les bas instincts, met au jour la part inhumaine (ou humaine, trop humaine ?)  en chaque homme, paraît être d’une intransigeance irréconciliable avec ce qui ressemblerait à un certain penchant pour la mondanité. Mais c’est se tromper sur la personnalité profonde d’Edna O’Brien, cette combattante qui se rit des tartufferies et, tout comme l’adolescente de Girl ou la proie du criminel de guerre dans Les petites chaises rouges, se révèle une résistante qui s’arc-boute contre un NON rageur dans chacun de ses livres.

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