Valéry, 1933

Comme le rappellent ses éditrices, ce cahier de Paul Valéry est resté jusqu’à ce jour inédit. Rédigé durant son séjour sur la presqu’île de Giens, il n’est, lorsqu’on le lit aujourd’hui, pas séparable du contexte politique : dès 1932, Valéry était au fait de la montée du fascisme en Europe.


Paul Valéry, Août 1933. Cahier inédit. Édition établie, présentée et annotée sous la responsabilité de Nicole Celeyrette-Piétri et Micheline Hontebeyrie. Gallimard, coll. « Hors série Littérature », 120 p., 17 €


1932 est l’année où Paul Valéry prononce son Discours en l’honneur de Goethe, à l’occasion du centenaire de la mort de ce dernier, discours en rien politique, mais qui n’en prend pas moins une signification européenne ; il y avait déjà eu auparavant Mon Faust et sa vision quelque peu ironique. Désormais, tout ce que notera Valéry, même s’il n’en parle que peu, est en quelque manière, de façon peut-être invisible, infléchi par cette tension d’une Europe vouée à l’effacement.

À Sanary, en septembre, il rencontre Thomas Mann et sa femme, qui n’est pas seulement bavaroise, comme l’indique une note de bas de page, mais d’origine juive, ce qui la force à l’exil. Heinrich Mann a dû fuir l’Allemagne et Thomas ne tardera pas à suivre son frère. Valéry rencontre Daladier parfaitement conscient des intentions hitlériennes, comme le signale une note de l‘introduction : dès 1925, Paul Valéry avait écrit un texte important, « Une conquête méthodique », où l’entreprise germano-hitlérienne était d’avance décrite avec précision.

À cette époque, Valéry est encore assez proche de Pétain, mais il prononcera en 1941, en pleine collaboration, le discours en souvenir de Bergson, lequel, entre autres défauts (il écrivait une langue belle et précise), avait celui d’être juif. La pensée vertigineuse de ce philosophe tient une place importante dans les Cahiers, tout comme celle de Descartes : deux incarnations majeures de la pensée européenne.

Paul Valéry, Août 1933. Cahier inédit

Paul Valéry, le jour de son entrée à l’Académie française (23 juin 1927)

Au moment de sa plongée irrévocable dans la nuit nazie, on voit, à travers Paul Valéry, l’Europe au plus haut point de son esprit, au sommet de sa forme. Valéry figure très précisément ce que le national-socialisme a pour projet d’éliminer, à jamais, à savoir la liberté, celle qui va bien au-delà du politique, thème de base repris en 1939 dans un texte essentiel justement intitulé « La liberté de l’esprit ». La liberté entraîne une modification, un changement, et le but de l’artiste est la liberté, la déliaison.

Même si le politique ne figure dans ce dernier texte que de façon assez marginale et que le national-socialisme y est à peine mentionné, tout ce qu’écrit Valéry est opération de rétivité à tout consentement ; on ne peut rien lui enjoindre. Peu d’écrivains sont aussi loin de la capture : chaque instant est marqué par la vigilance de Valéry, son rejet de tout entraînement, et c’est ce qui frappe dans Août 1933, où toute notation est précision de visée.

C’est plus dans le dispersé que dans le continu que se manifeste la pensée de Valéry, d’où son indifférence souvent soulignée à l’égard du roman, le roman qui unifie et conduit le regard. Ce n’est pas la fixation sur un contenu qui importe, mais la durée de l’effort de l’esprit, par exemple il reproche à Flaubert son « acharnement sur des problèmes mal posés », en somme, une sorte d’idolâtrie, ce qui ne l’empêche pas, à l‘instar de l’auteur de Bouvard et Pécuchet, d’établir un court registre des idées reçues ou enseignées.

Comme pour Bergson, c’est la germination, ce qui est en train d’avoir lieu qui fait la pensée de Valéry. Le langage, sans cesse, côtoie la durée, sans pouvoir la dire (c’est bien pourquoi le langage parle). Langage et durée occupent ce cahier comme c’est le cas pour tant d’autres. On dirait une respiration entre contraction et expansion car les idées, tout au long des Cahiers, se manifestent ainsi. « Je ne suis qu’idées », écrit-il. Les Cahiers sont des bancs d’essai, la mise au point progressive d’une pensée en train de se frayer son expression ; et le lecteur prend part à son éclosion, sans cesse révoquée, sans cesse renouvelée.

Paul Valéry, Août 1933. Cahier inédit

Paul Valéry (1925)

L’inachèvement, comme moteur de pensée, donne, malgré son apparence fragmentaire, sa cohésion particulière à l’ensemble de l’œuvre de Valéry. D’où, peut-être, l’importance des seuils comme des « événements qui supposent potentiels » ; ce sont des recharges de pensée, des « décharges disruptives », dit-il. Le potentiel est une « notion » clé qui se retrouve tout au long des Cahiers.

Le potentiel, c’est ce qui n’est pas établi une fois pour toutes ; il est de l’ordre du philosophique qui fascine et alimente Valéry, par sa voie d’expression : le langage. On peut se demander si toute son œuvre n’est pas une constante interrogation sur le langage en tant que distance, plus que moyen : « Un certain intervalle entre la chose et la même fait le “Philosophe”. Comme la nuance entre deux pourpres qu’il est seul à distinguer fait le teinturier ». Il ne s’agit pas de simples subtilités, mais d’indiscernable, malgré tous les efforts. Comme le note Valéry dans ce même cahier : « Philosophie n’a jamais pu dire ni ce qu’elle était, ni ce qu’elle pouvait » (Valéry avait d’abord écrit une seconde fois « était » et ajouté « pouvait » au-dessus). La philosophie est ce qui se dérobe à la prise ; « la philosophie est née du désir de savoir sans expérience », écrit-il encore, comme s’il était phénoménologue husserlien ; elle est dés-emprise. Or tout le travail philosophique de Valéry a été de tenter de la coincer.

C’est par le langage que se manifeste le philosophique qui, par lui-même, ne peut parler ; c’est une des raisons pour lesquelles la question du langage est partout présente tout au long des Cahiers. Août 1933, comme chacun de ces Cahiers, est une sorte de résumé de tous les autres, une série d’esquisses et d’intuitions inépuisables qui alimentent sans relâche la pensée de Paul Valéry, qui ne cessera jamais d’être d’avenir.

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